jeudi 9 juin 2016

Une tétralogie : L'amie prodigieuse, d'Elena Ferrante

Elena FERRANTE

L’amie prodigieuse
(l’amica geniale)
tétralogie


Avertissement : seuls les deux premiers tomes sont actuellement traduits en français ; j’ai lu les deux derniers en espagnol.

Pas de date de naissance, pas de photo ? Non, ce n’est pas un oubli de ma part : Elena Ferrante est le pseudonyme derrière lequel se cache une écrivaine italienne (un écrivain italien ?) depuis plus de vingt ans. Dans une interview par mail - les seules qu’Elena Ferrante accepte - concédée au Corriere della Sera, l’auteur explique ce choix de l’anonymat : « Je ne regrette pas l’anonymat. Découvrir la personnalité de celui qui écrit à travers les histoires qu’il propose, les objets et paysages qu’il décrit, le ton de son écriture, est ni plus ni moins un bon principe de lecture. »

Cette tétralogie retrace l’histoire d’amitié qui unit Elena Greco et Raffaella Cerullo (Lila) pendant plus de soixante ans. Elles se sont rencontrées dans les années 1940 sur les bancs de l’école primaire et ne se sont jamais perdues de vue jusqu’à ce que Lila décide de disparaître. Deux mille pages pour nous dire comment une amitié prodigieuse naît grâce à deux poupées et un exemplaire des Quatre filles du docteur March.

Toutes les deux issues des milieux populaires napolitains (Raffaella est fille de cordonnier, le père d’Elena est concierge à la mairie), elles ont toutefois des destins très différents. En fait, le mot destin ne correspond pas vraiment à ce qui représente une lutte permanente pour l’une comme pour l’autre : obtenir les outils nécessaires à devenir une écrivaine de renom pour Elena ; conserver une position de force au milieu de la violence qui caractérise leur quartier pour Raffaella. C’est en effet sous cet appellatif que les deux femmes désignent l’endroit où elles ont grandi et qui, bien qu’anonyme, constitue l’épicentre de l’action. Le quartier est le lieu où naissent et s’amplifient les ambitions et luttes sociales ; où les fascistes terrorisent leurs voisins ; où les camorristes font et défont les vies.

Un matin de l’année 2010, le fils de Lila appelle Elena : il est désespéré, sa mère est partie sans laisser de trace, au sens propre du terme. Ses vêtements, ses papiers, ses livres, son ordinateur ; tout a disparu. Elle a même découpé toutes les photos d’elle dans les albums. « Lila va trop loin », écrit Elena, « elle voulait effacer toute la vie qu’elle laissait derrière elle. Je me suis sentie pleine de colère. Voyons qui l’emporte, me suis-je dit. » (L’amie prodigieuse)
Au fil des deux mille pages, Elena suit donc la trace de leur amitié et dresse le portrait d’un quartier pauvre de Naples et de ses habitants et surtout, nous livre celui de deux femmes dont les relations au fil des décennies traverseront les étapes qui mènent de l’enfance à la vieillesse : adolescence, amours, mariage, maternité, vie professionnelle, ruptures. Tragédies aussi.
Autour de ces deux femmes gravitent une multitude de personnages. D’abord, il y a les membres de leurs familles respectives, notamment la mère et la sœur d’Elena, et le frère de Lila. Puis il y a les frères Solara (membres de la mafia napolitaine), Pascuale Peluso (communiste puis membre des Brigades Rouges) et sa sœur Carmen, Stefano et Alfonso Carracci (fils d’un fasciste assassiné dans le premier tome), le bellâtre Donnato Sarratore, son fils Nino et sa fille Marisa.
A ceux-là s’ajoutent au cours des différents tomes d’autres personnages, notamment les Airota, grande famille bourgeoise : le père, célèbre professeur de littérature grecque, fait figure de Zeus dans son Olympe, avec l’arrogance qui va avec ; la mère et la fille auront en revanche une importance non négligeable sur la vie et la destinée d’Elena ; quant au fils, Pietro, il deviendra son mari.
Au cours des soixante années couverts par le récit, les liens entre tous ces personnages sont extrêmement forts et complexes. Ils s’aiment puis se détestent, se rapprochent puis s’éloignent, deviennent associés puis adversaires, changent ou restent fidèles à eux-mêmes… vivent enfin. Mais jamais ils ne rivalisent avec le rôle de premier plan exercé par Elena et Lila qui restent tout au long du récit l’axe central de la narration.

Comment qualifier cette œuvre ? Ambitieuse, elle l’est certainement car elle aborde tant de sujets qu’il serait impossible d’en faire une liste. Mais, bien plus importante que les sujets traités, est l’intensité du récit, sa puissance, l’angoisse qu’il génère parfois, et l’extraordinaire présence des personnages.
La première constatation est une maîtrise parfaite de la trame malgré les quelque deux mille pages. Elena revient sans cesse sur une idée exposée antérieurement qu’elle ramène, toujours à la surprise du lecteur, sous une forme différente. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles on lit les quatre tomes du roman quasiment d’une traite car c’est une œuvre en perpétuel mouvement.
Cette manie qu’a Elena de passer sans arrêt d’un raisonnement à un autre transforme le roman en une constante confusion des perceptions. Enzo (le dernier compagnon de Lila) prétend que Lila n’a jamais été équilibrée et le lecteur a plutôt tendance à être d’accord avec lui. Elena affirme le contraire et introduit de la sorte une nouvelle définition : et si l’équilibre, c’était justement d’aller sans cesse d’une émotion à une autre, d’une opinion à une autre ? 
Un autre aspect inhérent au récit est le problème de la sincérité. On ne sait de Lila que ce qu’en dit Elena. Mais finalement, là n’est pas le problème : on accepte - parce que c’est un contrat de lecture classique – qu’Elena soit le narrateur omniscient de cette vie, de leurs vies. Lila, des deux la plus tourmentée, est une femme secrète et farouche, doublée d’une informaticienne de génie. Elle a menacé Elena de pirater son ordinateur si jamais elle s’avise d’écrire sur elle(s). Y est-elle parvenue ? Elena se pose la question à plusieurs reprises et permet ainsi au lecteur d’accepter le récit qu’il a sous les yeux en se disant que Lila a peut-être ajouté son grain de sel.

Toute histoire d’amitié possède son pourcentage de fascination et de rivalité et le couple Elena / Lila (petites filles puis adolescentes puis femmes) va passer par toutes les émotions qui oscillent entre ces deux pôles. Une des théories sous-jacentes de cette tétralogie – si tant est qu’il y en ait une – est peut-être qu’on se construit toujours en reflet et/ou en contre-reflet de quelqu’un.
Le fil conducteur de cette amitié est la volonté d’Elena de quitter le quartier, son dialecte et sa férocité. L’éducation est la seule issue et elle travaillera comme une forcenée pour y arriver. Lila, l’amie « géniale » au sens propre du terme, mais aux parents moins ambitieux, n’aura pas cette chance et restera toute sa vie à Naples où elle assumera les rapports de force, la violence, la misère parfois.
Deux pactes essentiels scellent leur amitié. Le premier répartit leurs rôles : Lila sera la méchante, Elena la gentille. Le deuxième est fusionnel : la réussite d’Elena sera aussi celle de Lila. Une des conséquences de ce deuxième accord est l’obligation morale de succès qui pèsera toute sa vie sur la narratrice ainsi que sa perpétuelle confrontation avec ce que Lila pourrait dire, penser, objecter, approuver.
Même si elle est très fière de sa réussite, Elena est aussi très critique vis-à-vis de sa prose (en soixante ans, elle publiera une vingtaine de romans et essais). Dans le quatrième tome, elle écrit, en parlant de l’un d’eux : « Mon livre, même s’il avait du succès, était vraiment mauvais, et il l’était parce qu’il était bien organisé, écrit avec un soin excessif, parce que je n’avais pas su imiter la banalité désordonnée, anti esthétique, illogique et déformée des choses. » (Storia della bambina perduta)

Il reste enfin deux interrogations.
Elena (Greco) publie un roman à succès intitulé Une amitié ; Elena (Ferrante) publie un roman à succès intitulé L’amie prodigieuse. Alors oui, bien sûr, je me suis demandé si derrière Elena Greco, il n’y avait pas Elena Ferrante… ou le contraire.
Par ailleurs, le nom d’Elena Ferrante rappelle trop celui d’Elsa Morante, et je me demande s’il ne s’agit pas d’un hommage caché. Et si « l’amie prodigieuse » était aussi cette écrivaine italienne, née en août comme Lila et Elena (la narratrice insiste tout au long des quatre tomes sur leur mois de naissance et cela a forcément un sens), « disparue » en 1985, mais éternellement vivante dans les livres qu’elle nous a laissés ?


L’amie prodigieuse (L’amica geniale), traduit de l’italien par Elsa Damien, Gallimard, 2014, 400 pages
Le nouveau nom (storia del nuovo cognome), traduit de l’italien par Elsa Damien, Gallimard, 2016, 554 pages
Storia di chi fugge e di chi resta, E/O, 2013, 384 pagine
Storia della bambina perduta, E/O, 2014, 451 pagine


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