mercredi 28 septembre 2016

Delphine de Girardin, alias le vicomte de Launay. Ou vice versa !

Delphine de GIRARDIN
(1804-1855)




Lettres parisiennes


Il y a aujourd'hui 180 ans jour pour jour, le mercredi 28 septembre 1836 donc, Delphine de Girardin publiait sa première chronique dans La Presse, le quotidien que son mari, Emile de Girardin, avait fondé le 1er juillet de la même année.


Une seule contrainte : "amuser le lecteur, le retenir, créer un lien de familiarité, une habitude" (1). Delphine abordera donc d'innombrables sujets, de la politique (elle déteste Thiers) à la pièce qu'elle est allée voir la veille, en passant par les tenues des élégantes vues dans le jardin des Tuileries ; elle se fera l'écho des dernières discussions dans les salons mondains, dont le sien, fréquenté entre autres par Dumas père, Hugo, Lamartine et Balzac ; elle commentera tout événement culturel, l'érection de l'obélisque de Louxor sur la place de la Concorde par exemple ; elle assistera aux séances de l'Académie Française, dégustera des glaces chez Tortoni (2) et s'indignera - déjà ! - contre la fumée de cigare de ces messieurs dans les lieux publics.


Le café Tortoni en 1856


Par jeu, mais aussi peut-être pour protéger son mari, elle prend un pseudonyme : ses chroniques seront signées "Le vicomte de Launay". Delphine les tiendra jusqu'en 1848, avec de brèves interruptions. Le succès retentissant de ces billets mèneront à leur publication en quatre volumes, dont deux de son vivant : Lettres parisiennes (1843) et Correspondance parisienne (1853). 


Ajoutez une bonne dose d'humour au duc de La Rochefoucauld - ce n'est pas un reproche, bien au contraire - ; eh bien vous obtiendrez Delphine de Girardin. Son esprit incisif et ironique fait sourire à presque chaque ligne même si, distance de 180 ans oblige, certains événements relatés restent difficiles à interpréter. Delphine a la gaieté de la salonnière mais aussi la langue acérée d'une observatrice fine et parfois redoutable. Théophile Gautier disait d'elle qu'elle avait un "sentiment très vif du comique et du bouffe", comme l'atteste cette remarque dans sa chronique du 31 décembre 1840 : "Le célèbre philosophe américain (3) qui se console d'être citoyen d'une république en amusant nos grands seigneurs prépare, dit-on, une fête splendide ; il a déjà fait la liste des personnes qu'il n'invitera pas."


Delphine, quant à elle, se jugera ainsi : "De tous nos ouvrages, le seul qui ait quelques chances de nous survivre est précisément celui dont nous faisons le moins de cas. Et pourtant, rien de plus simple ; nos vers... c'est nous ; nos commérages... c'est vous, c'est votre époque, si grande, quoi que l'on dise, si extraordinaire, si merveilleuse, et dont les moindres récits, les plus insignifiants souvenirs, auront un jour un puissant intérêt, un inestimable prix."

Voici donc le début de la première chronique du vicomte de Launay, parue dans La Presse le mercredi 28 septembre 1836 :
Il n'est rien arrivé de bien extraordinaire cette semaine : une révolution au Portugal, une apparition de république en Espagne, une nomination de ministres à Paris, une baisse considérable de la Bourse, un ballet nouveau à l'Opéra, et deux capotes de satin blanc aux Tuileries.
La révolution du Portugal était prévue, la quasi-république était depuis longtemps prédite, le ministère d'avance était jugé, la baisse était exploitée, le ballet nouveau était affiché depuis trois semaines : il n'y a donc rien de vraiment remarquable que les capotes de satin blanc parce qu'elles sont prématurées : le temps ne méritait pas cette injure. Qu'on fasse du feu au mois de septembre quand il fait froid, bien, cela est raisonnable ; mais que l'on commence à porter du satin avant l'hiver, cela n'est pas dans la nature.
(...)

(1)  Madeleine Lassère, Delphine de Girardin. Journaliste et femme de lettres au temps du romantisme, Perrin, 2003, p. 169.
(2) La Café Tortoni (1798-1893) était situé à l'angle du boulevard des Italiens et de la rue Taitbout. Il était fréquenté aussi bien par les hommes politiques et les intellectuels que par les femmes du monde et les demi-mondaines. C'était l'endroit où devait s'arrêter tout étranger de passage à Paris. C'est ce glacier qui inventa le dessert Tortoni, communément appelé tranche napolitaine. Il existe de nos jours une réplique de ce café à Buenos Aires (Argentine).
(3) Ironie : il s'agit en fait du financier Stephen Thorne (1776-1859), installé à Paris depuis 1835 avec sa femme et ses quatorze (!) enfants. Ce milliardaire organisa des fêtes somptueuses dans son hôtel particulier, situé au 54 rue de Varenne. Il resta à Paris jusqu'en 1848.