Javier MARÍAS
(né en 1951)
(né en 1951)
Comme les amours
(Los enamoramientos)
Maria
Dolz, éditrice madrilène désabusée, a l’habitude de prendre son petit-déjeuner
dans le même café qu’un couple qui irradie bonheur et amour. Les voir
chaque matin suffit à illuminer sa journée. C’est pourquoi elle s’inquiète quand,
un jour, elle ne les voit plus. Puis elle apprend que le mari a été assassiné
dans la rue par un déséquilibré. Le temps passe, elle va toujours dans le même
café et, un matin, elle y voit la jolie veuve, Luisa Alday. Elle se lève pour lui adresser ses condoléances. Luisa lui révèle alors, qu’avec son mari,
Miguel Desvern, ils lui avaient donné un surnom : la Jeune Femme Prudente.
La
pensée de Javier Marías fouille dans la mer des possibilités. C’est son style,
même s’il s’adapte plus ou moins aux sujets qu’il traite. Pour Un cœur si blanc (Corazón tan blanco,
1993), cela avait gâché mon plaisir ; cela m’avait au contraire séduite
pour Demain dans la bataille pense à moi
(Mañana en la batalla piensa en mí, 1996) et complètement envoûtée pour son
essai Dans le dos noir du temps
(Negra espalda del tiempo, 2000).
Ce
style, que je qualifie d’archéologique, dévoile au lecteur l’abime de douleur
dans lequel est plongée Luisa Alday, en même temps qu’il donne un visage
psychologique à celle qui assiste à cette douleur et la raconte : Maria
Dolz, alias la Jeune Femme Prudente.
Marías
possède une écriture en tourbillons, l’œil du cyclone étant toujours une phrase
qui sert de leitmotiv, très malhérien et par conséquent angoissant. Ici, il est
double : l’histoire du colonel Chabert et de son retour d’entre les morts ; un vers du McBeth de Shakespeare, auteur chéri de Marías : « She
should have died hereafter ».
Derrière
ces leitmotivs, il y a l’idée que la mort de quelqu’un signifie la
(re)naissance potentielle de quelqu’un d’autre, comme Luisa qui, peu à peu, se
rend compte qu’elle a changé depuis le décès de son mari, et ce qu’elle est devenue
ne lui déplaît pas : « Les morts sont très bien là où ils sont et ne
doivent jamais revenir. »
Il y
a aussi une déclinaison de l’envie, telle que la définit Sebastián de
Covarrubias dans son Tesoro de la lengua
castellana (1611) : « Le pire est que ce venin se répand en
général dans les cœurs de ceux qui se disent nos meilleurs amis, que nous
considérons comme tels et de la sorte leur faisons confiance ; ils sont
ainsi bien plus nuisibles que nos ennemis déclarés. »
Surtout,
il y a Javier Díaz-Varela, meilleur ami du défunt, amant de Maria mais amoureux
de Luisa. Homme trouble s’il en est, et qui possède la beauté du diable. Le
consolateur de la veuve éplorée se révèle peu à peu aux yeux envieux de Maria.
L’envie comme moteur de la lucidité ? C’est digne de La Rochefoucauld. « Le
soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement », écrit le moraliste
français. A trop regarder Javier, Maria frôle la mort mais comprend ce que
Luisa ne peut pas voir. L’amour est une
prise de risque, la lucidité aussi.
Après
avoir tourné la dernière page, je pensais toutefois à un poème de Miguel
Hernández (1910-1942) qui évoque trois blessures[1] :
celle de la vie, celle de la mort, celle de l’amour. Pour moi, il révèle la
thématique, mais aussi la construction du roman de Marías.
Traduit
de l’espagnol (Espagne) par Anne-Marie Geninet, Gallimard, « Du monde
entier », 2013, 384 pages