jeudi 19 septembre 2013

Un roman : Comme les amours (Javier Marías)



Javier MARÍAS
(né en 1951)


Comme les amours
(Los enamoramientos)



Maria Dolz, éditrice madrilène désabusée, a l’habitude de prendre son petit-déjeuner dans le même café qu’un couple qui irradie bonheur et amour. Les voir chaque matin suffit à illuminer sa journée. C’est pourquoi elle s’inquiète quand, un jour, elle ne les voit plus. Puis elle apprend que le mari a été assassiné dans la rue par un déséquilibré. Le temps passe, elle va toujours dans le même café et, un matin, elle y voit la jolie veuve, Luisa Alday. Elle se lève pour lui adresser ses condoléances. Luisa lui révèle alors, qu’avec son mari, Miguel Desvern, ils lui avaient donné un surnom : la Jeune Femme Prudente.

La pensée de Javier Marías fouille dans la mer des possibilités. C’est son style, même s’il s’adapte plus ou moins aux sujets qu’il traite. Pour Un cœur si blanc (Corazón tan blanco, 1993), cela avait gâché mon plaisir ; cela m’avait au contraire séduite pour Demain dans la bataille pense à moi (Mañana en la batalla piensa en mí, 1996) et complètement envoûtée pour son essai Dans le dos noir du temps (Negra espalda del tiempo, 2000).

Ce style, que je qualifie d’archéologique, dévoile au lecteur l’abime de douleur dans lequel est plongée Luisa Alday, en même temps qu’il donne un visage psychologique à celle qui assiste à cette douleur et la raconte : Maria Dolz, alias la Jeune Femme Prudente.
Marías possède une écriture en tourbillons, l’œil du cyclone étant toujours une phrase qui sert de leitmotiv, très malhérien et par conséquent angoissant. Ici, il est double : l’histoire du colonel Chabert et de son retour d’entre les morts ;  un vers du McBeth de Shakespeare, auteur chéri de Marías : « She should have died hereafter ».
Derrière ces leitmotivs, il y a l’idée que la mort de quelqu’un signifie la (re)naissance potentielle de quelqu’un d’autre, comme Luisa qui, peu à peu, se rend compte qu’elle a changé depuis le décès de son mari, et ce qu’elle est devenue ne lui déplaît pas : « Les morts sont très bien là où ils sont et ne doivent jamais revenir. »
Il y a aussi une déclinaison de l’envie, telle que la définit Sebastián de Covarrubias dans son Tesoro de la lengua castellana (1611) : « Le pire est que ce venin se répand en général dans les cœurs de ceux qui se disent nos meilleurs amis, que nous considérons comme tels et de la sorte leur faisons confiance ; ils sont ainsi bien plus nuisibles que nos ennemis déclarés. »

Surtout, il y a Javier Díaz-Varela, meilleur ami du défunt, amant de Maria mais amoureux de Luisa. Homme trouble s’il en est, et qui possède la beauté du diable. Le consolateur de la veuve éplorée se révèle peu à peu aux yeux envieux de Maria. L’envie comme moteur de la lucidité ? C’est digne de La Rochefoucauld. « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement », écrit le moraliste français. A trop regarder Javier, Maria frôle la mort mais comprend ce que Luisa ne peut pas voir.  L’amour est une prise de risque, la lucidité aussi.

Après avoir tourné la dernière page, je pensais toutefois à un poème de Miguel Hernández (1910-1942) qui évoque trois blessures[1] : celle de la vie, celle de la mort, celle de l’amour. Pour moi, il révèle la thématique, mais aussi la construction du roman de Marías.



Traduit de l’espagnol (Espagne) par Anne-Marie Geninet, Gallimard, « Du monde entier », 2013, 384 pages



[1] Il s’agit d’un poème sans titre qui commence ainsi : « Llegó con tres heridas… ».