mercredi 4 février 2015

Goncourt 2014 : Meursault, contre-enquête (Kamel Daoud) VS Pas pleurer (Lydie Salvayre)


Goncourt 2014

                              

        

Ceux qui me connaissent savent très bien que les prix littéraires ne m’intéressent pas du tout ; surtout ils savent que je ne lis jamais un livre PARCE QU’il a obtenu un prix. Mais il y a une exception à tout, et le prix Goncourt 2014 en fait partie.
A vrai dire, c’est l’œuvre de Kamel Daoud, sa relecture de L’Etranger de Camus, qui m’a attirée vers l’actualité littéraire. Je l’ai vu dans une librairie bien avant le tintouin du prix. Le titre a immédiatement éveillé mon intérêt, je l’ai acheté ; et lu. L’Etranger est une œuvre qui a marqué la plupart d’entre nous (pas seulement les Français). Qui ne l’a pas étudié au lycée ou au début de ses études ? C’est en ce sens un livre initiatique, une initiation à la réflexion littéraire.
Par ailleurs, une des choses que j’apprécie dans l’endroit où je travaille est la quantité de collègues qui composent le corps enseignant. Nous sommes environ 90 mais nous ne nous croisons pas toujours à cause de nos horaires. Alors parfois, il y a des rencontres-surprises, comme par exemple le lundi 5 janvier vers 12h15, sur le boulevard du Port-Royal. Je me dirigeais vers le travail à pied (j’ai cours à 14h) quand j’ai été hélée par une cycliste qui allait dans le sens inverse : ma collègue Anne-Sophie qui revenait du travail car elle a cours le matin. Après nous être souhaité mutuellement la bonne année, elle me demande : « As-tu lu le dernier Goncourt ?
-Noooon.
-Dommage, j’aurais bien aimé avoir ton avis. [Je suis hispaniste de formation et Pas pleurer parle essentiellement de la Guerre civile espagnole]
-Cela dit, je pense le lire car j’ai lu celui qui est arrivé deuxième et il m’a complètement emballée.
-Ah bon ? Tu me le recommandes ?
-Absolument. Et toi, le livre de Salvayre, il te plaît ?
-Mouaiais. Je ne suis pas convaincue par le fragnol utilisé [mélange de français et d’espagnol] mais je n’ai lu que cent pages.
-J’ai en effet entendu dire que Bernard Pivot trouvait que le livre comportait trop d’hispanismes. Il eût aimé qu’il y en eût moins. [Nous rigolons]
-Ecoute, ça donne un style, et toi et moi, on peut comprendre [elle parle espagnol], mais je me demande quel intérêt va y voir un lecteur non hispanophone, voire quel plaisir va-t-il en tirer ?
-Je ne peux pas te dire mais si tu veux, je le lis et on en rediscute.
-D’accord. »
Nous nous saluons et chacune repart de son côté. Deux jours plus tard, je vais chercher le livre à la bibliothèque et le lis en cinq jours.

Voici donc mes réflexions au terme de ces deux lectures.


Meursault, contre-enquête

Dès les premières pages, on est pris par quelque chose d’étrange, situé entre envolée lyrique et cours de littérature. Forcément, ça m’a touchée. Par ailleurs, j’y ai vu un côté incisif dans la torture des mots de laquelle résulte une beauté ciselée dans la douleur de l’écriture.

Toute personne familière de l’œuvre de Camus comprendra dès les trois premières pages que la structure du livre est celle de La Chute : un narrateur paumé, coupable d’un crime non répertorié dans le Code Pénal (ne pas être mort à la place de son frère) et d’un crime répertorié mais dont il a été absous. Comble de l’ironie ou de l’humour, ce narrateur s’appelle Haroun. Allez, rassemblez vos souvenirs, Haroun, celui qui écoute les histoires de Shéhérazade pendant mille et une nuits. Sauf que là, c’est lui qui bavasse. Notre Haroun parle (on le devine aisément) à un jeune homme passionné par L’Etranger de Camus, venu en Algérie faire des recherches (on suppose pour une thèse). La scène a lieu dans un café situé dans les méandres d’Oran, associée à maintes reprises à l’Amsterdam de La Chute.
Haroun affirme être le frère de « l’Arabe » assassiné par Meursault à qui il donne enfin un nom, Moussa. L’heure du meurtre perpétré en 1942 va servir de trame : 14 heures, chiffre 2, zoudj (deux, paire, en arabe). La liste des zoudj est longue et ces derniers interfèrent entre eux de façon permanente : Meursault / l’Arabe, Haroun / Moussa, Meursault / Haroun, Haroun / sa mère, la mère de Haroun et Moussa / la mère de Meursault, Haroun / Meriem, Meriem / la mère de Haroun, Moussa / sa mère, Moussa / son père disparu, Haroun / son père disparu, Haroun / son interlocuteur, Camus / Daoud, l’auteur / le lecteur et -non des moindres- L’Etranger / Meursault, contre-enquête ! Dualité du monde, lâcheté de la vie, absurdité des définitions, vacuité des positions ; le zoudj traduit tout cela, entre autres.

Dans la lignée du Maître qu’il s’est ici choisi, Daoud n’échappe pas à la symbolique des noms ; l’assume même puisqu’elle est explicite dans le texte. Dans l’ordre :
Moussa est la version arabe de Moïse, sauvé des eaux. A sa manière, Haroun veut sauver son frère de l’indifférence littéraire (historique ?) dans laquelle Camus l’a plongé en ne le désignant que sous le nom d’Arabe (25 fois dans le texte, à l’évidence Daoud a compté, faisons-lui confiance).
« Qui sait quel fleuve l’a porté jusqu’à la mer qu’il devait traverser à pied, seul, sans peuple, sans bâton miraculeux ? » (p. 14)
Haroun, à l’opposé de son célèbre homonyme, refuse qu’on lui raconte l’histoire de Moussa mais invente mille et une versions du meurtre du frère pour sa mère à partir de coupures de journaux.
« M’ma a eu droit à toute la reconstitution imaginaire du crime (…). A l’époque, c’était un désordre indescriptible, une sorte de Mille et Une Nuits du mensonge et de l’infamie. » (p. 131)
D’ailleurs, la mère de Haroun joue aussi les Shéhérazade quand elle invente pour ses voisines les mille et une versions servant à nourrir le mythe du fils martyr.
La première et unique femme que Haroun a aimée, celle qui lui a fait découvrir le livre de Camus, s’appelle Meriem, pendant évident de la Marie de Meursault.
Joseph Larquais, l’homme que Haroun a tué le 5 juillet 1962, en pleine guerre d’Indépendance, est le frère honni biblique, le bouc émissaire.
« j’ai tué Joseph, et (…) l’ai jeté dans un puits – manière de parler bien sûr, puisque je l’ai enterré. » (p. 101)
Haroun possède un deuxième prénom (non dit mais revendiqué à plusieurs reprises) : Sisyphe. Il traîne en effet deux cadavres, celui de son frère et celui de Joseph Larquais, sans jamais pouvoir s’en débarrasser. Le premier car il ne l’a pas tué, le deuxième car on lui a refusé le châtiment et donc la rédemption. Par ailleurs, Haroun et son interlocuteur se retrouvent dans un bar appelé Djebel Zendel, mais surnommé Titanic par ses habitués. La montagne, l’abîme, toute la thématique de la vanité, des illusions et de l’insignifiance humaine est là. Cela donne un aspect vertigineux au texte qui, personnellement, m’a souvent rappelé les délires du narrateur de La Chouette aveugle de Hedayat[1].

A côté des zoudj, il y a un trio crucial, celui formé par « la mère, la mort, l’amour », trio fascinant pour le narrateur (p. 77). Dois-je mettre le doigt sur l’allitération qui, en français, unit ces trois mots ? Dois-je pointer l’homophonie entre mère et mer, les deux ennemies revendiquées de Haroun ?
Le texte abonde en effet en charge de haine contre cette mère qui oblige le narrateur à venger la mort du frère, l'empêche de s’accommoder de l’absurdité de la vie et le prive ainsi du bonheur (leçon de Camus dans Le Mythe de Sisyphe). Haroun ne peut ranger la mort de Moussa dans le catalogue des "absurdités" de la vie, il doit y trouver un sens et, qui dit sens dit vengeance. La mère insinue aussi en son second fils la peur de la mer (de la mère ?) qui a emporté avec elle le cadavre du frère et dont Haroun ne peut s’approcher sans ressentir un profond malaise :
« jusqu’à aujourd’hui, la sensation du sable se dérobant sous la plante des pieds, là où meurt la vague, reste associée pour moi au début de la noyade. » (p. 51)
Ce trio offre plusieurs autres associations : la mort de l’amour (Meriem le quitte), l’amour de la mort (l’enfant Haroun a été élevé dans l’amour du frère, de sa mort donc), l’amour de la mère (Haroun aurait tant aimé l’obtenir), la mort de l’amour de la mère (il ne l’a jamais eu), la mer de la mère (cette complice du crime), la mort de la mère (que Haroun attend avec impatience). Ces associations semblent pouvoir se décliner à l’infini, et me font penser à des montagnes russes tant, à chaque fois, les sentiments sont aussi puissants que vains : les hauts et les bas, toujours.

Avec cette image, j’arrive enfin à la langue, plus précisément la langue française, arrachée à sa terre par le narrateur car on sent le combat permanent que mène Haroun contre Meursault, cette rivalité poétique pour conter l’horrible absurdité du vécu. Trois exemples :
Parlant du meurtre de Joseph Larquais : « D’un coup – de feu ! –, j’ai ressenti jusqu’au vertige l’espace immense et la possibilité de ma propre liberté (…). L’idée me traversa que je pouvais enfin aller au cinéma ou nager avec une femme. » (p. 87)
Montrant son incrédulité quand il découvre le roman de Camus : « je ne savais pas que le crime pouvait devenir un livre et la victime un simple rebondissement de lumière vive. » (p. 132)
Parlant de sa découverte de L’Etranger : « [Meriem] m’apprit à lire le livre d’une certaine manière, en le faisant pencher de côté comme pour en faire tomber les détails invisibles. » (p. 142)
Cette dernière phrase, si douce et légère, définit parfaitement le texte de Daoud, d’une richesse telle que mes notes de lecture sont cinq fois plus longues que la chronique que je lui consacre. C’est dire s’il y a de nombreux autres tiroirs à ouvrir[2] !






Pas pleurer
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Après la conversation avec ma collègue, j’ai forcément été un peu influencée pour entrer dans ce roman. Cela a donné ces trois chapitres qui reflètent, à mon avis, les trois axes majeurs de ce texte.

Le fragnol
Certes, c’est un problème, d’autant qu’il se concentre dans le premier quart du livre. Je me demande comment le lecteur non hispanophone va comprendre une bonne partie des dialogues. De plus, en tant que professeur de Français Langue Etrangère, j’ai la très nette impression (pour ne pas dire la nette conviction) que ce fragnol n’est pas authentique : en effet comment quelqu’un qui ne sait pas conjuguer le verbe voir au participe passé peut connaître l’expression « se tamponner l’œil » ? Ce n’est qu’un exemple.
D’un autre côté, les « riquesse » et autres « rechister » (du verbe rechistar = rechigner à faire qqch, discuter) m’amusent, je me croirais presque en train de lire des rédacs pondues par mes étudiants ! Toutefois, s’il est relativement facile de faire l’association riquesse/richesse, le francophone non hispanophone sera impuissant face au rechister. Du coup, il va peut-être rechister, oups ! pardon, rechigner à continuer la lecture du roman. Dommage donc que Lydie Salvayre ait écrit, consciemment ou pas, pour un public limité et n’ait pas tenu compte du plaisir du texte qui est, nous sommes d’accord, le plus important.

L’Histoire
Disons-le franchement, l’auteur livre un condensé de la Guerre civile espagnole, trop élémentaire pour quelqu’un qui connaît le sujet, trop flou pour celui qui n’y connaît rien. J'irai même plus loin : quand on compare ce qu'elle propose avec la réflexion des écrivains espagnols sur cette période historique, c'est carrément pathétique[3]. Toutefois, en ce qui me concerne, le récit de cette tragédie apporte dans sa brièveté une certaine note d’humour, mais encore une fois, pour un public limité.

L’histoire
Le parallèle entre le vécu de la mère de la narratrice et celui de Georges Bernanos, relaté par l’écrivain dans Les Grands cimetières sous la lune, est cependant un bon fil thématique car, pour l’auteur, « l’été radieux de [sa] mère, l’année lugubre de Bernanos » sont deux visions d’un même événement.
Ayant moi-même lu le livre de Bernanos au début de mes études, je comprends qu’il ait fasciné la narratrice : c’est une charge de cavalerie pas légère du tout contre le camp franquiste, mais surtout contre l’église catholique espagnole, protectrice, complice et parfois instigatrice des crimes commis dans le camp nationaliste. Cela m’avait aussi énormément choquée, d’autant que c’était mon père, catholique pratiquant, qui me l’avait conseillé. A cette époque, j’étais déjà très critique vis-à-vis de l’église et de la religion, alors me mettre dans les mains ce livre de Bernanos, c’était conforter mon athéisme naissant (attitude tout à l’honneur de mon père, cela dit entre parenthèses). Quoi qu’il en soit, la recommandation paternelle prouve que le témoignage de Bernanos est digne de foi (sans vouloir faire de jeu de mots vaseux).
Lydie Salvayre intercale de petits résumés du livre de Bernanos et le suit dans la montée de son profond dégoût pour ce qui se passe à Palma de Majorque où il réside quand la Guerre civile éclate, et qu’il quittera environ un an plus tard.
L’histoire de Montse, la mère de la narratrice est touchante, on ne peut le nier : son amour d’une nuit avec un Français lors d’une brève escapade à Lérida ; la rivalité entre Diego (le fils communiste des caciques du village) et le frère de Montse, Josep (libertaire convaincu) ; le mariage de Montse avec Diego car la nuit avec le Français a laissé un petit souvenir ; son futur exil en France. L’été 1936 est en effet le seul souvenir qui reste à cette femme atteinte d’Alzheimer, la beauté au sein de l’horreur, un souvenir fort parce que sincère. Même Alzheimer ne peut rien contre lui. 

Après des débuts de lecture difficiles, le livre de Salvayre m’a plu, surtout l’histoire de sa mère avec, en filigrane, la thématique quasi proustienne de la mémoire contre l’oubli. Je pense qu’elle aurait dû approfondir ce point car son roman présente un intérêt quasi nul sur le plan historique. Quant à la virulence du ton, qu’elle soit justifiée ou non, elle est à mes yeux inopérante parce que très convenue. Ce livre m’a plu mais il ne me marquera pas.


Conclusion
Au terme de cette chronique, j’espère que vous êtes comme moi, sans voix devant la décision du jury du Goncourt. Le roman de Kamel Daoud est si supérieur à celui de Lydie Salvayre : courage du sujet, travail de la langue, éventail des thématiques. Le seul point commun entre les deux est une charge contre la religion (au premier plan dans Pas pleurer, un des tiroirs dans Meursault, contre-enquête[4]), au demeurant plus subtile dans le second que dans le premier.
Je ne veux pas ici échafauder des hypothèses pour comprendre le choix des jurés, ce serait trop long et totalement hors-sujet. Cela dit, cette erreur / injustice me conforte dans mon opinion sur ces prix qui envahissent à intervalles réguliers les tables des libraires : jamais, au grand jamais, ils ne récompensent la qualité littéraire. Tant pis pour les jurés qui se sentiront offensés par ces mots.
Pendant la rédaction de cette chronique, j’ai relu sur le Net le scénario du centenaire manqué de la naissance de Camus[5] (honte à la France et à ses dirigeants, soit dit en passant) : les luttes minables entre philosophes et historiens, l’attitude ambiguë de la fille de l’écrivain (elle gère le patrimoine littéraire de son père), la posture ferme de son frère jumeau (refus de transférer les cendres de Camus au Panthéon). Le livre de Kamel Daoud incite à lire et relire Camus. C’est pourquoi j’affirme ici que le roman de Daoud est ce centenaire à lui tout seul. Ne serait-ce que pour cela, il méritait le prix Goncourt[6]. Pour preuve, cette ultime citation :
« ton héros [Camus] était une sorte d’orphelin qui avait reconnu dans le monde une sorte de jumeau sans père et qui, du coup, avait acquis le don de la fraternité, à cause, précisément, de sa solitude. » (p. 142)



Kamel DAOUD, Meursault, contre-enquête, Actes Sud, 2014, 155 pages
Lydie SALVAYRE, Pas pleurer, Seuil, 2014, 281 pages





[2] Il y a bien évidemment le tiroir politique – la Guerre d’Algérie et la situation actuelle du pays. Ce tiroir a tellement été ouvert par la critique que je voulais vous montrer qu’il y en a plein d’autres. A mes yeux toutefois, il n'est pas le plus important.

[3] Au hasard de ma mémoire immédiate : le magnifique Lune de loups (Luna de lobos) de Julio Llamazares, La Mémoire vaine (El vano ayer) d’Isaac Rosa, livre intéressant pour sa structure irrespectueuse, et l’ambitieuse série Episodios de una guerra interminable (Episodes d’une guerre interminable) d’Almudena Grandes qui, dans la lignée des Episodes nationaux (Episodios nacionales) publiés au XIXe siècle par Benito Pérez Galdós, couvre la période 1939-1962. Les deux premiers tomes sont traduits en français : Inés et la joie (Inés y la alegría) et Le Lecteur de Jules Verne (El lector de Julio Verne).

[4] En date du 17 janvier 2015, l’auteur mettait sur sa page Facebook la réflexion suivante : « Toute la journée à recevoir des insultes au nom de l'Islam. Des versets du Coran accompagnés d'insultes et de grossièretés. Pas un SEUL mot calme, serein. Pas un seul mot digne de cette religion au temps de sa splendeur. C'est donc cela les musulmans aujourd'hui ? Le Prophète a donc commencé avec des insultes pour convaincre l'humanité ? Me dire "je suis Mohammed" servi avec des insultes ? Dieu pourquoi ceux qui parlent en ton nom sont-ils grossiers, laids, violents et haineux ? Pourquoi ceux qui veulent représenter l'Islam le font-ils avec les pires des caricatures vivantes ? » Par ailleurs, le 31 décembre 2014, sur la même page, il postait ceci :

[5] 7 novembre 1913.


[6] Certes, il en a eu d’autres : le Prix François-Mauriac, le Prix des cinq continents de la Francophonie. Mais le Goncourt est, vous ne me contredirez pas, une forme de reconnaissance à l’échelle nationale mais aussi internationale.