Luis GARCÍA MONTERO
(né en 1958)

Luis
García Montero Ángel
González
Mañana no será lo que Dios
quiera
L’année dernière, à Grenade, mes lectures ont
été très majoritairement espagnoles, malheureusement parfois d’œuvres non
traduites en français. C’est pourquoi ce blog a été un peu en pause durant
cette période. On m’aura pardonné, je l’espère, cette parenthèse qui m’a permis
de faire une ″orgie″ de livres auxquels
je n’aurais pas eu accès en France.
Je doute toutefois que l’émouvante
biographie du poète Ángel González, publiée en 2009 par un autre poète, grenadin
de surcroît, Luis García Montero, trouve éditeur en France puisque le poète
dont il est question n’est lui-même pas traduit[1]. Alors,
une fois n’est pas coutume, je ne peux résister à l’envie de vous faire
partager cette lecture. Je traduirai moi-même les poèmes de González que je
citerai, ainsi que les extraits du livre de García Montero. Soyez
indulgents !
Commençons par une confession, plutôt
deux :
García Montero est un poète dont j’ai
souvent entendu parler depuis que je suis venue étudier à Grenade, il y a de
cela presque trente ans, mais que je n’ai jamais lu. Mea culpa.
Avant de consulter la quatrième de
couverture du livre de García Montero, je n’avais jamais, mais jamais, entendu
parler d’Ángel González. Je sais que je ne sais rien : une vie, aussi
longue soit-elle, ne suffira jamais à combler les lacunes d’un esprit amoureux
des Lettres. J’en ai pris mon parti et remercie le poète grenadin de m’avoir donner
l’occasion « de mourir moins bête ce soir », selon l’expression
consacrée de mon père quand il apprenait quelque chose de nouveau.
Cela dit, le
premier chapitre met à l’aise la novice que je suis :
« Je ne
sais si vous connaissez le poète Ángel González. Son nom évoque un mélange de
philosophe classique et de sage du village, de survivant stoïque qui a tout vu
et raconte tout alors qu’il demande un dernier verre pour prolonger la nuit
qui, inexorablement, se perd déjà dans la fissure rougeâtre de
l’aube. Derrière sa barbe blanche se cachent un menton trop court et une
vie trop longue. »
Cette biographie, selon le vœu d’Ángel
González, raconte les vingt-cinq premières années de sa vie, soit de sa
naissance à Oviedo à son départ pour Madrid afin d’étudier le journalisme. Ángel González Muñiz est né le 3
septembre 1925 à Oviedo (Asturies), fils d’un professeur de mathématiques, et
de la fille d’un professeur de mathématiques[2].
Qu’est-il donc allé faire dans la galère des Lettres, de la Poésie de
surcroît ?
Première anecdote amusante : à sept ans, lors d’un cours de mathématiques, l’instituteur annonce qu’il va parler des nombres hétérogènes et, le sourire aux lèvres,
demande aux gamins s’ils savent ce que c’est. Là, une petite main se lève et
récite la définition par cœur. Je résume la scène à ma manière :
L’instituteur, interloqué :
« Mais comment tu sais ça, toi ?
Le gamin (notre Ángel González) :
« Ben, c’est mon père et mon grand-père qui les ont inventés. »
Vrai : le grand-père a écrit un
ouvrage intitulé Nociones de aritmética
que son gendre n’a cessé d’actualiser. Faux : bien évidemment le gamin
affabule mais, bercé depuis l’enfance par les chiffres, il est convaincu « qu’il
appartient à une famille qui a inventé les nombres, les unités de mesure, les
fractions et les proportions ».
Sans renier les chiffres, ce même bambin
va toutefois choisir les mots. Cela se sent dans la biographie, aussi droite dans
sa structure que les faits historiques qu’elle évoque (Seconde République,
insurrection des Asturies, Guerre Civile et dictature franquiste), mais qui n’oublie
ni les parallèles ni les perpendiculaires car ces faits ont fortement affecté
sa famille. La biographie de García Montero suit en quelque sorte de façon mathématique
le chemin d’un homme qui a préféré la rondeur et l’infini possible des lettres.
C’est ainsi que naît par exemple le
concept de « mort de mort impossible » grâce à laquelle le poète
grenadin évoque la figure du père, décédé quand le futur poète avait à peine
deux ans, mais aussi celle du grand-père maternel. Les « morts de mort
impossible » sont nos « voix chères », selon l’expression de
Verlaine, qui nous accompagnent tout au long de notre vie, dont le souvenir est
entretenu par les vivants qui les ont connues, et qui influencent nos choix, voire
les conditionnent, consciemment ou non, ces « personnes très connues que
l’enfant n’a pas eu le temps de connaître ». Tout le paradoxe du concept
est là. Sa force aussi : « la réalité est faite de matières flexibles
qui s’étirent et se contractent pour se remplir d’échos », écrit García
Montero.
Le chapitre 12 est celui qui donne son
titre à la biographie. Construit comme une mélopée, il fait une nette
différence entre l’avenir et le futur, poèmes à l’appui :
Porvenir Avenir
Te llaman porvenir On t’appelle avenir
porque no vienes nunca. Parce
que tu ne viens jamais.
Te llaman: porvenir, On
t’appelle : avenir,
y esperan que tú llegues Et
on s’attend à ce que tu arrives
como un animal manso Comme
un animal docile
a comer en su mano. Manger dans notre main.
Pero tú permaneces Mais tu restes
más allá de las horas, Au-delà des heures,
agazapado no se sabe donde. Caché on ne sait où.
(…) (…)
El futuro Le
futur
(…) (…)
Pero el futuro es otra cosa, pienso: Mais
le futur, c’est autre chose, je pense :
tiempo de verbo en marcha, acción, combate, Temps de verbe en marche, d’action, de combat,
movimiento buscado hacia la vida, Mouvement
cherché vers la vie,
quilla de barco que golpea el agua Quille
de bateau qui frappe les eaux
y se esfuerza en abrir entre las olas Et
s’efforce d’ouvrir entre les vagues
la brecha exacta que el timón ordena. La brèche exacte que le
gouvernail ordonne.
(…) (…)
Pero nada es aún definitivo. Mais rien n’est encore
définitif.
mañana he decidido ir adelante, Demain
j’ai décidé d’aller de l’avant,
y avanzaré, Et
j’avancerai,
mañana me dispongo a
estar contento, Demain je
suis prêt à être content,
mañana te amaré, mañana Demain
je t’aimerai, matin
y tarde, Et
après-midi,
mañana no será
lo que Dios quiera. Demain ne sera pas ce que Dieu veut.
(…) (…)
Fatalité contre espoir, trahison contre
permanence, désespoir contre lumière. En définitive, coups du sort contre
volonté de les vaincre. « Le futur est un bon argument pour ceux qui ont
besoin de penser qu’une défaite ou un malheur ne sont pas définitifs »,
résume García Montero, « parce que la narration ne s’arrête jamais »,
ajoute-t-il plus loin pour finalement conclure : « Le futur offre la
chaleur qui manque aux nuits d’hiver, brûle comme un feu complice parce que ce
n’est pas le hasard qui allume ses flammes ».
Ángel González à quatre
ans
(photo de couverture de
l’édition espagnole)
Le chapitre 14 aborde à travers une
anecdote le début du « temps de l’humiliation ». Un jeune Phalangiste,
ancien compagnon de jeu, menace de mort l’enfant de neuf ans pointant son
arme contre sa poitrine. « Pour changer d’âge, on n’a pas besoin que
passent les années, il suffit de quelques jours, d’une après-midi, d’une
mauvaise rencontre, pour comprendre qu’on doit pleurer en cachette, que le
temps de l’enfance est révolu. » Nous sommes le 21 janvier 1937. Le temps
de l’humiliation, des exécutions, des perquisitions, de la peur enfin.
Primera evocación Première
évocation
Recuerdo Je
me souviens
bien bien
a mi madre. de ma mère.
Tenía miedo del viento, Elle
avait peur du vent,
era pequeña elle
était petite
de estatura, de
taille,
la asustaban los
truenos, les
coups de tonnerre l’effrayaient
y las guerras ainsi
que les guerres
siempre estaba
temiéndolas elle
les craignait toujours
de lejos, de
loin,
desde antes bien
avant
de la última ruptura la
dernière rupture
del Tratado suscrito du
Traité signé
por todos los ministros de asuntos exteriores. par tous les ministres des affaires étrangères.
Recuerdo Je
me souviens
que no comprendía. que je ne comprenais
pas.
El viento se llevaba silbando Le
vent emportait en sifflant
las hojas de los árboles, les
feuilles des arbres,
y era como un alegre barrenderero il
était comme un joyeux balayeur
que dejaba las niñas qui
dépeignait les filles
despeinadas y enteras, et
les montrait en entier,
con las piernas desnudas e inocentes. avec leurs jambes nues
et innocentes.
(…) (…)
Por eso (y por más
cosas) Pour
cela (et pour d’autres choses)
recuerdo muchas veces a
mi madre : je
pense souvent à ma mère :
cuando el viento quand
le vent
se adueña de las calles
de la noche, prend
possession des rues de la nuit,
y golpea las puertas, y
huye, y deja et
frappe aux portes, et fuit, et laisse
un rastro de cristales y
de ramas un
amas de verres et de branches
rotas, que al alba cassées,
qu’à l’aube
la ciudad muestra
desolada y lívida ; la
ville étale désolée et livide ;
(…) (…)
La fin de l’enfance, c’est quand le vent,
de complice devient ennemi, quand il rappelle le sifflement des bombes qui
tombent et les terreurs de la mère ; c’est quand on comprend que l’ancien
compagnon de jeu qui vous menace de mort ne le fait pas par jeu.
Que fait le jeune Ángel pendant la
guerre ? Il lit. Notamment Les Mille
et une nuits. Il y découvre une phrase qui donne un sens à ces années de
réclusion dans l’espace réduit de l’appartement familial, à attendre que les
bombes tombent et frappent un voisin, épargnent sa sœur : « Le monde
doit être comme le logis du cavalier voyageur ! Ami, sois le cavalier
voyageur de la Terre ! » (41e nuit). Cette phrase alimente la contradiction
qu’est la guerre, « ce vertige de sang, cet héritage d’amours et
d’égoïsmes ».
Que fait le jeune Ángel pendant la
guerre ? Il tire les cartes. Le cavalier d’épée lui révèle un futur de
grand voyageur, d’hommes de lettres. Il lui révèle le monde comme un livre
« qui doit être lu, interprété, déchiffré parce que les choses ne sont pas
là simplement pour exister, mais aussi pour donner un sens ».
Que fait le jeune Ángel pendant la
guerre ? Il se transforme en ange de la mort, apportant chez lui la
néfaste nouvelle de la mort de son frère Manolo, assassiné alors qu’il tente de
quitter Oviedo. Il assiste ensuite impuissant à la rage, à la douleur de sa
mère quand des militaires viennent perquisitionner la maison. Il a du mal à
reconnaître l’ancienne institutrice posée dans cette femme qui hurle des insultes
à ceux qu’elle considère comme les assassins de son fils. Ces derniers,
interloqués, quitteront l’appartement sans rien emporter.
Que fait le jeune Ángel pendant la
guerre ? Avec son groupe d’amis, il se gorge de mots puisés dans
l’encyclopédie de son père, dans ses dictionnaires ou ses recueils de poèmes,
en même temps qu’il apprend la vitale « nécessité de se taire pour
résister, de résister pour trouver un travail, de trouver un travail pour
lutter contre la pauvreté, de lutter contre la pauvreté pour s’alimenter et
grandir, comme un coup de pédale contre la maladie » au cours de journées
« qui se confondaient en un gris routinier et triste, une atmosphère de
feuilles sèches et d’ennui jaunâtre qui unifiait toutes les saisons en un
automne perpétuel ».
Entonces Alors
Entonces era otoño en
primavera C’était
alors l’automne au printemps
o tal vez al revés: ou
peut-être l’inverse :
era una primavera semejante al otoño. C’était un printemps
semblable à l’automne
(…) (…)
Con un escalofrío
repentino, Avec
un frisson soudain,
y temor, y nostalgia, et
la crainte, et la nostalgie,
la verdad fría y desnuda de un invierno la vérité froide et
nue d’un hiver
no sé si ya pasado o por venir. dont je ne sais s’il
était passé ou à venir.
J’ai lu cette biographie en passant du
livre de García Montero aux œuvres complètes de González : un va et vient
permanent entre des pages tachées de l’encre symbole de la vocation d’écrire
pour tout et contre tout. Pour quoi ? Pour qu’une bourrasque d’automne (ou de printemps) les
emporte au loin… de l’autre côté des Pyrénées, par exemple !
Luis GARCÍA MONTERO, Mañana no
será lo que Dios quiera, Alfaguara, 2009, 421 pages
Ángel GONZÁLEZ, Palabra sobre palabra:
obra completa (1956-2001), Seix Barral, ″Austral″, 2008, 509 pages.
[1] Oups ! Je viens de voir que L'Harmattan a publié en bilingue en janvier 2013 la traduction d'un recueil : Otoños y otras luces / Automnes et autres lumières, traduit par Bénédicte Mathias. Par ailleurs, les candidats
au baccalauréat de la section Littéraire qui passaient l’épreuve de langue
espagnole LV2 ont dû plancher sur un extrait de cette biographie en 2010. http://forum.letudiant.fr/bac-espagnol-lv1-lv2-corrige-2010-f173/bac-2010-sujet-corrige-espagnol-lv2-t9879.html
[2] Il est décédé le 12
janvier 2008.
Merci, pour ce blog qui nous fait découvrir un poète espagnol méconnu que je viens de découvrir sur le site ci-dessous :https://www.poemas-del-alma.com/angel-gonzalez.htm
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SupprimerTrès belle biographie de ce poète Asturien , merci de nous le faire connaître et de lui rendre un hommage bien mérité. Ses poèmes transmettent une souffrance intérieure qui semble ne jamais l' avoir quitté.
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