Depuis
2000, les éditions Liana Levi (du Seuil pour la publication en poche) nous
proposent d’insolites enquêtes au Pays du « socialisme à la chinoise »,
du thé Puits du Dragon et d’une poésie aussi ancienne que réputée.
L’inspecteur
principal Chen Cao, poète, traducteur de T.S. Eliot et membre de l’Union des
écrivains chinois, doit résoudre un certain nombre d’homicides qui donnent aux
Occidentaux que nous sommes l’occasion d’aller à la rencontre de cette Chine
qui s’est réveillée depuis un bon bout de temps déjà.
On
n’est pas déçus du voyage. L’action se situe à Shangaï, ville natale de Qiu
Xiaolong, père littéraire de l’inspecteur Chen. J’aime cette littérature
populaire - et je n’attache aucun jugement de valeur à ce terme, bien au
contraire - qui donne en fait au lecteur l’opportunité de découvrir un monde qui
pourrait lui sembler étranger car, grâce à la trame classique du roman
policier, c’est la Chine telle qu’elle est maintenant dont l’auteur nous donne
la clé. Cette Chine-là n’est finalement pas si indéchiffrable.
La
vision que Qiu a de son pays, même s’il s’est exilé aux Etats-Unis (Ah tiens,
il a rédigé une thèse de doctorat sur T.S. Eliot, comme son personnage), n’est
jamais basée sur une quelconque rancune. C’est avec humour et tendresse qu’il
voit son pays entrer dans une économie de marché tout en préservant les lignes
les plus obscures du Parti. Car Qiu est un auteur intelligent qui a compris que
la contradiction n’est pas forcément une faiblesse, mais qu’elle peut être
aussi une richesse, une tentative d’aller de l’avant sans se renier pour
autant.
Son
personnage, l’inspecteur Chen, en est la parfaite illustration : membre du
Parti mais fils d’un intellectuel persécuté sous la Révolution
culturelle ; champion de la lutte contre la corruption dans les hautes
sphères du Parti mais ami de Gu, homme d’affaire proche des triades ; très
bien noté par ses supérieurs, mais devant toujours prouver sa foi dans le
Parti ; très lucide sur la valeur de l’argument « dans l’intérêt du
Parti », mais servant de toutes ses forces ce même intérêt.
Chen
ne refuse pas les avantages que lui procurent sa position ou sa réussite
professionnelle, et il en fait profiter ceux qu’il aime, notamment sa mère, son
adjoint Yu et la famille de ce dernier. La société que nous présente Qiu est
une société où l’entraide n’est pas un vain mot même si elle sert des
"amitiés" parfois très intéressées car, d’un autre côté, les
dénonciations les plus lâches et les plus sordides sont rappelées sans ambiguïté
aucune.
Tout
le monde sait en effet - le gouvernement chinois le premier malgré son silence
à ce sujet - l’abomination qu’a été la Révolution culturelle qui a brisé tant
d’êtres. Comme par hasard, c’est sur cette époque que Qiu revient souvent, pour
ne pas oublier. Et c’est ainsi qu’apparaît dans l’un des romans le personnage de
l’écrivain Peng Quan, classé "contre-révolutionnaire historique" en
1949 et qui a cessé d’écrire même après sa réhabilitation : « Au
bout de trente ans d’autoréforme et
d’autocritique forcées, il n’était pas exclu que le lavage de cerveau eût
totalement réussi. Il ne restait rien du talentueux essayiste des années
40. » Simplicité du style et sécheresse de la phrase pour traduire
l’horreur de l’asservissement d’une pensée à une idéologie.
Aussi
gourmet que Pepe Carvalho[1],
possédant le même humour un brin cynique que Montalbano[2],
l’inspecteur principal Chen n’a rien de l’égocentrisme d’un Adamsberg[3]
et, sans être un battant, est tout le contraire d’un perdant. Amoureux de la
poésie, tout comme son père littéraire, il tente de protéger ses rêves d’amour
Eaux : regards
mobiles,
Monts : sourcils
froncés.
Où va-t-il mon ami ?
Au lieu charmant plein de
regards et de sourcils.
(WANG Guan, sous la dynastie Tang) ;
mais
aussi de repli sur soi, de renoncement
Depuis longtemps je
regrette de ne plus m’appartenir,
Quand oublierai-je les
soucis de mes activités ?
Le vent nocturne est calme
et l’eau frémit à peine.
(SU Dongpu, sous la dynastie Song).
La
grande originalité de ce personnage est en effet le lien constant qu’il établit
entre le quotidien et la poésie. Il fallait oser prendre le prétexte du polar
pour présenter une anthologie de poésie chinoise ! Une contradiction de
plus ? Non, une richesse, vous dis-je.
Les
enquêtes de l’inspecteur Chen parues aux éditions Liana Levi et du Seuil
Mort d’une héroïne rouge, 2000, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Fanchita Gonzalez Battle (Seuil, "points" n° 1060)
Visa pour Shangaï, 2003, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Aline Sainton (Seuil, "points" n° 1162)
Encres de Chine, 2004, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Claire Mulkai (Seuil, "points" n° 1436)
Le très corruptible
mandarin, 2006, traduit
de l’anglais (Etats-Unis) par Françoise Bouillot (Seuil, "points" n°
1703)
De soie et de sang, 2007, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Fanchita Gonzalez Battle