vendredi 7 septembre 2018

LaRose, de Louise Erdrich

Louise ERDRICH
(Née en 1954)


LaRose
(LaRose)


A la fin de l’été 1999, Landreaux part à la chasse. Il y a trois mois, il a repéré un cerf et là, il suit sa piste. A l’orée de la forêt, près du champ de maïs de son voisin et meilleur ami Peter Ravich, il le voit soudain : grand, la tête bien droite. Il vise. Tire. Le cerf ne tombe pas et s’enfuit, indemne. Landreaux vient de tuer le fils de Peter.

Après l’enquête policière qui conclut à un accident, Landreaux est libéré. Une fois chez lui, il parle avec sa femme Emmaline. Tous deux, la mort dans l’âme, recourent à une vieille forme de justice indienne. Ils vont donner LaRose, leur dernier fils - et meilleur ami de Dusty, l’enfant mort - aux Ravich. Mais LaRose est le descendant d’une longue lignée d’Indiens visionnaires, et la force de son esprit va permettre aux deux familles meurtries de retrouver la paix.

On retrouve dans LaRose les thèmes chers à Louise Erdrich.

Les passions humaines, et plus précisément le désir de vengeance. Il est triple. D’abord, celui de Peter et Nola Ravich, rentré pour le premier, suicidaire pour la seconde. Ensuite, celui de Romeo, ami d’enfance de Landreaux, estropié suite à un accident dont Landreaux est indirectement responsable. Enfin, celui de Maggie, fille aînée des Ravich, agressée sexuellement par des garçons du lycée.
Cette thématique de la vengeance, récurrente dans l’œuvre d’Erdrich, est-elle la transcription littéraire de l’injustice dont a été victime le peuple indien : tentatives réitérées d’acculturation, enfermement dans les réserves, vol des terres, mépris social ? Est-elle le moteur de leur résistance ; par conséquent l’origine de leur survie ? Quoi qu’il en soit, Erdrich la manie avec précision mais parcimonie, toujours avec délicatesse, comme une épreuve à surmonter, un défi à relever.

La transmission. Parallèlement aux événements qui couvrent la période 1999-2003, Erdrich nous raconte l’histoire de la première LaRose, l’Indienne qui parlait aux esprits et a transmis ses pouvoirs à ses descendants. Contrairement à certains critiques littéraires qui utilisent l’appellation facile car fourre-tout de « réalisme magique », je préfère celui de « visions », à savoir la capacité à aller au-delà des limites de l’esprit humain. Ces visions s’apparentent souvent aux hallucinations d’un drogué, et il est vrai qu’Erdrich laisse toujours planer le doute. Je crois toutefois, comme elle, que certains êtres sont capables d’associer les différentes strates qui composent notre univers ; ce sont des êtres qui possèdent une immense aptitude à l’empathie. C’est le cas de LaRose, qui a cinq ans au début du récit, neuf ans à la fin.

La solidarité. Autour de LaRose gravitent plusieurs personnages. Ses parents biologiques bien sûr (Landreaux et Emmaline), ses parents « adoptifs » (Peter et Nola Ravich), ses frère et sœurs biologiques (Coochy, Neige et Josette), son presque frère (Hollis, fils de Romeo que Landreaux et Emmaline ont accepté d’élever quand Romeo a sombré dans la drogue et l’alcool), sa sœur « adoptive » (Maggie)... et Dusty, l’enfant assassiné avec lequel LaRose reste en contact. Mais aussi la mère d'Emmaline et le père Travis, ancien Marine devenu prêtre : toute une communauté d’individus dont le point commun, du côté indien, est la transmission de leur héritage culturel et moral.

L’association des tons tragique et humoristique. Le point de départ du roman est on ne peut plus tragique. Toutefois, Erdrich ne s’y enferme pas. Elle va au-delà et oui, on peut parler de rédemption. L’humour est-il un des chemins qui y conduit ? Pourquoi pas. C’est ainsi que Neige et Josette compensent la "perte" de leur frère par un amour de la langue qui les pousse à utiliser un langage recherché mais extrêmement précis ; ainsi qu’à une certaine distance ironique vis-à-vis, pas du mal, mais de ce qui fait mal : « Les filles ouvrirent les bras pour s’embrasser. Une bise, une bise, une sur chaque joue, comme si on était de la mafia. » (p. 186) Quant à Maggie, l’adolescente révoltée, après son agression sexuelle, « elle s’avança vers la porte, l’ouvrit. La rage tourbillonnait autour d’elle comme un hula hoop enflammé » (p. 192)

La leçon principale de ce roman, comme de tous ceux d’Erdrich que j’ai lus, est l’espoir, indestructible, toujours présent. Une vraie littéraire donc, dans le sens où elle croit avant tout en l’humain, dans la capacité de l’homme à remonter à la surface, à pardonner, à puiser la force de continuer de faire confiance à la vie.

LaRose, Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Isabelle Reinbarez, Albin Michel, 2016, 515 pages



vendredi 13 avril 2018

Le silence de l'ange, de Heinrich Böll

Heinrich BÖLL
(1917-1985)

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Le silence de l'ange
(Der Engel schwieg)

J'ai lu ce livre "recommandé" par W.G. Sebald dans son essai sur la destruction. C'est le premier roman de Böll... mais le dernier publié, après sa mort !

L'action débute le 8 mai 1945 et met en scène trois personnages principaux : Hans Schnitzler, soldat déserteur revenant dans sa ville natale, Elisabeth Gompertz, dont le mari a été fusillé à la place de Hans, Regina Unger qui a perdu son bébé de six mois dans un bombardement. Autour d'eux gravitent d'autres personnages, essentiellement un médecin, un curé, le beau-frère d'Elisabeth. Leurs souvenirs aussi. 

Tout dans ce roman est étrange : il possède une structure narrative aussi dévastée que la ville (Cologne) où se déroule l'action. L'écrivain privilégie aussi les pronoms personnels il et elle, cite peu les prénoms ; le lecteur doit donc reconstituer la narration avec ces morceaux de personnages, comme eux-mêmes doivent reconstituer leurs vies ; comme, plus tard, ils devront reconstruire leur ville. 

Tout est dans le non-dit, les enjeux affleurent dans les quelques conversations. Pourtant, les personnages prennent forme, révèle la beauté ou l'horreur de leur situation. Il n'y a pas de justice, du moins pas celle que l'on espère. 

L'ange du titre ouvre et clôt le récit. La dernière scène est abominable : le Mal règne encore... et pour longtemps. Alors l'ange comme symbole d'espoir, comme je l'ai lu quelque part ? Immense contresens ! L'univers de Böll, dans ce livre et dans ceux que j'ai lus il y a trente ans, est pessimiste mais réaliste. La scène finale dit tout simplement que les Nazis ont gagné, pas la guerre certes, mais ils ont réussi à pourrir et à "embourber" la société. Cette pourriture et cette boue, on les sent encore aujourd'hui : le slogan n'est plus l'idée de "race supérieure" mais celle du plus, toujours plus, et encore plus... 

Dans son essai, Sebald parle d'effroi abyssal menaçant de saisir tous ceux qui ouvraient réellement les yeux au milieu des ruines et justifie ainsi le fait que ce roman n'ait pu être publié que cinquante ans plus tard. A propos de la mort d'Elisabeth Gompertz, il parle aussi d'une acedia cordis [dégoût du cœur] qui s'oppose à toute volonté de survie, de cette dépression nauséeuse et insurmontable où les Allemands, confrontés à une telle fin, auraient dû normalement sombrer. (p. 20)

Böll est le premier auteur allemand que j'ai lu : il m'a accompagnée dans mon intégration à son pays. Pour repenser son passé de façon rationnelle, puis accepter l'Allemagne telle qu'elle était dans les années 1980,  il me fallait quelqu'un qui ne mente pas, qui n'enjolive ni ne dramatise la réalité. Böll a été cette personne-là, et je lui en garde une éternelle reconnaissance. Si j'aime l'Allemagne aujourd'hui, si je reste attachée à la ville de Hambourg dans laquelle j'ai vécu plus de huit ans, si j'aime la langue allemande, c'est en partie grâce à lui. 

dimanche 25 mars 2018

Shirley, de Charlotte Brontë

Charlotte BRONTË
(1816-1855)



Shirley

En mars 2017, La Compagnie des auteurs (France Culture) a consacré quatre émissions à la fratrie Brontë. Dans l'une d'elles, l'un des invités (Dominique Jean, ancien directeur de l'UFR Textes et Sociétés de Paris VIII) a dit que son roman préféré était Shirley, écrit par Charlotte. Ma curiosité est immédiatement piquée.

Le livre s'avère être un pavé de plus de sept cents pages en format poche. Encouragée par la recommandation, je ne m'arrête pas à cette bagatelle, l'achète... mais le place sur la pile des livres à lire ; où il a attendu presque un an. 

J'ai mis du temps à le lire (cours à préparer, montagne de copies à corriger, etc.) mais le retrouvais matin et soir avec énormément de plaisir. 

Le roman se situe dans le Yorshire et l'action se déroule sur deux ans (1811-1812). C'est un roman social dans le sens où ces dates correspondent à la dépression industrielle occasionnée par les guerres napoléoniennes et à l'embargo sur les produits britanniques. Charlotte y introduit aussi un panorama du clergé de son époque, avec une série de six portraits de pasteurs. De fait, le roman commence avec quatre d'entre eux : "Depuis quelques années, une véritable pluie de vicaires s'est abattue sur le nord de l'Angleterre : aussi, chaque paroisse en possède-t-elle un, sinon plusieurs, assez jeunes pour être actifs, et qui doivent certainement faire beaucoup de bien." L'ironie est lancée. 

Puis, la narratrice - omniprésente - nous présente un personnage avec lequel on sympathise d'emblée, Caroline Helstone, orpheline de père, dont la mère a disparu, et qui a été élevée par son oncle, un pasteur sévère et misogyne. Parallèlement, nous avons ses cousins, Hortense et Robert Moore (leur frère Louis apparaîtra plus tard). Nés et élevés en France dans une famille de commerçants, ruinés par la Révolution, ils ont émigré en Angleterre, patrie de leur grand-père paternel. Robert Moore veut reconstituer la fortune de la famille et loue une fabrique de draps. Le contexte historique (embargo) et social (mécanisation de la production et chômage d'une grande partie des ouvriers) est pourtant contre lui. Il va devoir affronter plusieurs révoltes d'ouvriers avec lesquels il se montre intraitable. Malgré sa beauté, le personnage a peu de chance de nous plaire ; pourtant Caroline en est amoureuse ; pourtant la narratrice lui trouve des circonstances atténuantes et vante sa force de caractère. Nous sommes alors bien forcés de lui laisser une chance. 

Page après page, le lecteur suit l'action, ému par la peine de Caroline que le caractère sombre et taciturne de son cousin n'épargne pas, amusé par l'arrogance ridicule d'Hortense, agacé par les tirades misogynes de l'oncle pasteur, choqué par le sans-gêne et l'ineptie des quatre jeunes vicaires, réconforté par la sagesse du révérend Hall, irrité par la famille Yorke et ses méthodes éducatives. Sans oublier la colère du peuple, le sentiment d'injustice. La révolte gronde. Les notables s'unissent. L'affrontement promet d'être terrible. 

J'arrive ainsi, un peu comme lors d'une promenade dans la lande, balayée par les vents ou inondée de soleil selon la saison, à la page 212, fin du chapitre 10. Tout à coup, je me dis : "Mais au fait, le roman s'appelle Shirley : où est-elle ?" Eh bien Shirley n'arrive qu'au chapitre 11. Orpheline, ayant perdu ses parents dans son enfance, elle a hérité d'une immense fortune. Maintenant majeure, elle a décidé de s'installer dans son domaine de Fieldhead, où se trouve la fabrique de draps que Robert Moore a louée. Elle arrive avec sa ancienne gouvernante, madame Pryor. 

Dès son arrivée, l'action s'accélère. Caroline et elle deviennent très vite amies. Robert hésite entre l'amour qu'il éprouve pour Caroline (amour dont il n'est toutefois pas conscient) et l'intérêt financier qu'il aurait à contracter une union avec Shirley. Caroline, suffisamment intelligente pour comprendre la situation, en souffre au point de tomber malade.

La situation sociale arrive à son paroxysme... et Robert, aidé de la branche conservatrice, va la résoudre avec la poigne et le sang-froid qui le caractérise. Puis, brusquement, il part à Londres où il va rester plusieurs mois.

Pendant ce temps, Shirley reçoit les Sympson, la famille au sein de laquelle elle a grandi. Avec elle entre en scène Louis Moore, que la nécessité a converti en précepteur du fils Sympson, Henri, après avoir été celui de Shirley. La présence de ses cousins Sympson, imbus de morale bien pensante et pourtant bon marché, va pousser Shirley à s'affirmer face au despotisme de son oncle et à ses ambitions - matrimoniales s'entend - en ce qui concerne un futur "convenable" pour sa nièce : "Par malheur, Shirley et lui, depuis l'enfance de la jeune fille, avaient continuellement été en désaccord sur la signification du mot convenable." (p. 525)

Les personnages principaux sont construits en contraste. Shirley est aussi vive et rebelle que Caroline est posée et conformiste. Toutes deux sont cependant d'une intelligence subtile qui leur permet de faire preuve d'une franchise rafraîchissante et souvent nécessaire. Robert est sombre, égoïste, arriviste mais pugnace : il force l'admiration. Louis est calme, d'une patience à toute épreuve, réfléchi et bon, mais blessé par sa déchéance sociale : on l'aime d'emblée. 

Les personnages secondaires se glissent parmi les protagonistes. Henri Sympson, enfant handicapé, est le meilleur soutien de sa cousine Shirley qu'il adore. Le révérend Hall devient très vite la force qui aide Louis à affronter ses angoisses. Quant à madame Pryor... c'est le coup de théâtre ! 

Charlotte Brontë est ici loin d'être de l'auteure de Jane Eyre, ce roman gothique et sombre, hanté par la folie. C'est une écrivaine drôle, pleine de ressources narratives et se jouant de son lecteur : "Oui, lecteur, il nous faut maintenant régler les comptes. Il ne me reste qu'à narrer brièvement l'ultime destin de certains de mes personnages, après quoi vous et moi devrons nous serrer la main et nous séparer pour quelque temps." (p. 705)

Le style surprend par son naturel et sa légèreté. Cela ne l'empêche pas d'être mordante et intraitable, ce dont les quatre jeunes vicaires font notamment les frais car aucun ne trouve grâce à ses yeux : "Mme Gale déteste M. Malone plus qu'aucun des autres, mais elle le craint aussi car il est grand et solidement bâti : ses jambes, ses bras, ses traits sont vraiment irlandais, non pas une figure du style Daniel O'connell, mais un visage aux lignes accusées, comme ceux des Indiens d'Amérique, qui est propre à certaine classe de gentlemen irlandais, et un regard fixe, hautain, qui conviendrait mieux à un possesseur d'esclaves qu'au propriétaire de libres fermiers. Le père de M. Malone se disait gentleman, il était pauvre, endetté et bêtement arrogant ; son fils lui ressemble." (p. 19) Parlant du même personnage à la fin, elle écrit, en s'adressant à lui : "Si je devais dépeindre la catastrophe que fut votre vie, le public aurait une crise de nerfs et demanderait à respirer des sels volatils ou des plumes brûlées. Les uns diraient : c'est impossible ! D'autres : ce n'est pas vrai ! Ailleurs : comme c'est peu artistique !" (p. 705)

Caustique, inventive, engagée : je préfère nettement cette Charlotte-là. Merci donc à Dominique Jean de me l'avoir fait découvrir. 

Shirley, traduit de l'anglais (Grande-Bretagne) par Joseph Vilar, Archipoche, 2013, 724 pages


samedi 11 novembre 2017

Une traduction : L'Abencérage, d'Antonio de Villegas

Antonio de VILLEGAS
(vers 1522-1578)
 
L’Abencérage
(El Abencerraje)



Une fois n’est pas coutume : je vais vous parler aujourd’hui d’un livre que j’ai traduit. Il s’agit d’une œuvre qui me touche pour deux raisons : son cadre d’abord (l’Andalousie), sa problématique ensuite (l’amitié, le respect, la tolérance). On peut donc dire que cette traduction, travail littéraire certes, est aussi - et peut-être surtout - un travail personnel. Voilà pourquoi je désire expliquer ici le chemin qui m’a conduite à cette œuvre, ce qui m’a incitée à la traduire, et l’aventure qui a mené à sa publication.

Je séjourne régulièrement à Grenade depuis plus de trente ans et suis donc allée un nombre incalculable de fois à l'Alhambra. Là, je suis passée devant les ruines du palais des Abencérages, ai vu la salle qui porte leur nom dans les palais nasrides et dans laquelle trente-six d'entre eux auraient été assassinés.

Mais qui étaient les Abencérages ? 
Les Abencérages (en arabe Banu al-Saradj, ce qui signifie "fils du sellier") étaient une famille noble de Grenade dont la présence est attestée en Espagne musulmane au Xe siècle. Ce n'est toutefois qu'à partir du XIVe siècle qu'ils commencèrent à jouer un rôle politique. Dès la première moitié du XVe siècle, ils constituaient un parti politique puissant, certains de leurs membres occupant quasi continûment la charge de vizir. A ce titre, cette famille est à l'origine d'un mythe qui a donné naissance à de nombreuses œuvres littéraires. Après la chute de Grenade (1492), ils suivirent le dernier roi de Grenade dan sson exil en Afrique du Nord. Les ruines de leur palais construit à la fin du XIIIe siècle sont encore visibles dans l'enceinte de l'Alhambra. 
Le palais des Abencérages se situe dans la partie supérieure de l'Alhambra, proche de la zone urbaine de la Medina. En 1501, l'emplacement fut cédé par les Rois Catholiques à don Juan Chacón, et prit le nom de Palais de l'Intendant. Les premières fouilles archéologiques de la fin du XIXe siècle permirent de trouver les restes de sa structure architectonique qui commença à être étudiée dans les années 1930. Dans la partie principale, on trouve un bassin rectangulaire, parallèle à la muraille, au bout duquel on trouve trois salles qui, elles-mêmes, mènent à une salle plus importante, située à l'intérieur d'une tour. Les fouilles ont permis de mettre au jour de nombreux éléments (zelliges et carrelages) qui attestent la richesse de sa décoration. 

Ma relation avec les Abencérages a toutefois commencé avant de connaître Grenade et son Alhambra, quand une compagne d'université m'a offert le petit opus que son père, l'arabisant Luis Seco de Lucena Paredes, leur avait consacré : Los Abencerrajes. Leyenda e historia (1960). Précieux pour son approche historique du mythe abencérage, ce petit livre fait depuis partie de mes trésors. 
Par la suite, j'ai bien évidemment lu le roman de Chateaubriand qui raconte les aventures du "dernier" d'entre eux, les contes de Washington Irving ainsi que d'autres œuvres littéraires ou historiques dans lesquelles cette famille apparaît. 
J'ai également adoré la série télévisée Requiem por Granada (1991), qu'avec tout un groupe d'amis grenadins, nous avons avidement suivie. Le clan abencérage y joue le rôle politique que l'on sait : quand le sultan Mulay Hassan répudia son épouse Fatima, fille du sultan Muhammad IX, le clan abencérage prit ouvertement parti pour Fatima et son fils Boabdil. 

De la lecture à la traduction
Ce n'est pourtant qu'au début des années 2000 que je suis tombée sur El Abencerraje d'Antonio de Villegas. Dès le début cependant, j'ai su que j'avais un bijou littéraire entre les mains. 
Je sortais de ma thèse de doctorat et désirais ardemment participer à la vie littéraire, mais aussi sociale et politique de mon pays : je voulais moi aussi devenir "passeuse" de littérature ; c'est le nom que, dans ma thèse, j'avais donné aux traducteurs. Je voulais contribuer à une meilleure entente entre les différentes religions présentes sur le territoire français. Suite aux vagues d'attentats et à la montée de l'islamophobie, je désirais rappeler que les religions dites du Livre avaient plus de points communs que de points de divergences. Je me souvenais surtout de cette phrase lue très jeune chez Montesquieu : Si je savais une chose utile à ma nation qui fût ruineuse à une autre, je ne la proposerais pas à mon prince, parce que je suis homme avant d'être français ou bien parce que je suis nécessairement homme et que je ne suis français que par hasard. (Pensées, 350)

Traduire El Abencerraje m'est alors apparu comme une nécessité parce que ce livre ne parle que de tolérance et de vivre ensemble. Il parle d'amitié fondée sur e respect mutuel et sur l'entraide ; au-delà des croyances religieuses ou des ethnies.
C'est aussi une très belle histoire d'amour, pleine de fraîcheur et de sensibilité. Associant nécessité politique et financière d'un côté et sentiment amoureux de l'autre, cette œuvre montre clairement la subordination de la première au second : les revendications politiques du héros chrétien (exalter la gloire de son roi en combattant les maures) ainsi que ses prétentions financières (faire des prisonniers pour obtenir le versement de rançons) s'inclinent devant le sentiment amoureux du héros musulman (retrouver sa bien-aimée). Voilà le message de cette histoire : l'intérêt doit laisser la place à l'amour car c'est le seul moyen de conserver l'harmonie sociale. Que ce soit deux soldats qui l'affirment et le mettent en scène, quelle belle leçon d'humilité pour nos contemporains !
Je sais, on va me dire que tout cela est bien idéaliste ! Je ne le nie pas : je connais parfaitement la réalité de la guerre. Ce que je défends, et que L'Abencérage revendique, c'est le droit à la différence - quelle qu'elle soit - au sein d'une société. C'ervantès l'appelle "liberté de conscience" : c'est à mes yeux l'un des piliers du concept d'égalité que brandit notre pays, et par conséquent de démocratie. Ce que je défends, et que L'Abencérage revendique, c'est l'idée qu'une société multiculturelle est plus forte parce que plus ouverte.

J'ai donc traduit ce texte puis ai essayé de convaincre un éditeur de le publier. Pendant un an, je n'ai reçu que des réponses négatives (quand j'en recevais) : "trop vieux", "littérature de spécialistes", étaient les raisons qu'on me donnait. Une énorme perte de temps. Jusqu'au jour où, après un refus, j'ai confié à une amie : "Si je possédais ma propre maison d'édition, je l'aurais publié depuis belle lurette !" Elle m'a regardée dans les yeux et a rétorqué : "Et alors, qu'est-ce que tu attends ? "

C'est ainsi que sont nées les Editions de la Reine Blanche. Je l'avoue, j'ai pensé au nom "Editions de l'Abencérage", mais cela n'avait de sens que pour moi.
Tout n'était pas résolu pour autant car, pour respecter la charte de la maison d'édition, je devais trouver quelqu'un pour écrire une préface ou une postface. Pendant un an, il y a eu beaucoup d'idées : solliciter un poète grenadin, demander à plusieurs écrivains espagnols d'expliquer leur lien avec cette œuvre classique, etc. En vain. Cela faisait un an que je cherchais ; je commençais à désespérer.
Un jour, surfant sur Internet à le recherche de énièmes documents sur Antonio de Villegas et L'Abencérage, je suis tombée sur un article de quarante pages d'Eduardo Torres Corominas : je les ai lues d'une traite, tellement le sujet était passionnant et le récit captivant. Un vrai thriller politique ! J'ai rapidement trouvé ses coordonnées, lui ai écrit et ai reçu une réponse quasiment dans la foulée : il y exprimait sa joie immense de voir ce "très beau texte" enfin traduit en français. Ouf !

L'Abencérage d'Antonio de Villegas est paru en mai 2017, et je n'ai pas peur de dire que je suis aussi fière de cette publication - sinon plus - que de la soutenance de ma thèse de doctorat ! 

http://www.editionsdelareineblanche.fr/abencerage.html

mercredi 28 juin 2017

Rémi Delieutraz - Jean Racine : un duo époustouflant

Andromaque en solo



Hier, mardi 27 juin 2017, à la Librairie théâtrale, sise au 3 rue de Marivaux à Paris, j'ai assisté à une représentation pour le moins originale : Andromaque de Jean Racine interprétée par un seul et unique comédien. Je l'avoue, avant d'y aller, j'avais quelques réserves. Elles concernaient notamment le plaisir du spectacle. A 20h30, nous étions une petite dizaine de spectateurs, assis au milieu des livres. Le cadre, c'est un fait, était chaleureux et accueillant.

Puis, Rémi Delieutraz est monté sur la petite scène, vêtu de noir et tenant dans sa main une écharpe rouge : "Andromaque, tragédie en cinq actes de Jean Racine. Les personnages : Andromaque, veuve d'Hector, captive de Pyrrhus..." Tout en citant les personnages (il y en a huit), il leur attribuait un mouvement de son écharpe rouge. Moment de panique, je me suis dit que je n'allais jamais réussir à les mémoriser.

Le spectacle commence.

Première surprise : la diction, parfaite, limpide. Les dix premières minutes me coûtent quand même car je dois m'habituer au mouvement de l'écharpe. Le dialogue entre les deux amis, Oreste et Pylade, hésite entre la joie et l’ambiguïté, entre le bonheur des retrouvailles et l'angoisse d'Oreste, ambassadeur des Grecs venu réclamer la vie d'Astyanax, cette démarche le confrontant parallèlement à se retrouver en présence d'Hermione, promise à Pyrrhus qu'elle aime mais dont Oreste est éperdument amoureux :

"Hélas ! qui peut savoir le destin qui m'amène ?
L'amour me fait ici chercher une inhumaine ;
Mais qui sait ce qu'il doit ordonner de mon sort,
Et si je viens chercher ou la vie ou la mort ?"

Tout Racine est là, l'aliénation amoureuse si finement analysée par Roland Barthes et nœud de la violence racinienne : Pyrrhus aime Andromaque mais Andromaque aime Hector, son mari assassiné aux pieds des remparts de Troie ; Oreste aime Hermione mais Hermione aime Pyrrhus. Eh oui, il y a un petit air racinien chez les Rita Mitsouko : "les histoires d'amour finissent mal" et pas "en général" ! Quoi qu'il en soit, lentement, je vois comment mon corps se laisse aller sur la chaise ; oui, je me sens chez moi. Racine, c'est l'éternel humain ; le comédien nous le livre, j'écoute. 

Très vite, l'écharpe rouge et ses mouvements ne m'inquiètent plus, elle possède une évidence : Andromaque, drapée dans son orgueil, Hermione dans sa féminité offensée, Oreste aux mains tachées de sang, Pylade à l'intelligence prudente, Pyrrhus pris dans l'étau de la diplomatie et de l'amour. Sans oublier les confidents, inclinés dans leur servitude. 

Deuxième surprise : le texte racinien m'apparaît dans son intimité, dans ce murmure de la souffrance humaine : comment Andromaque peut-elle sauver son fils sans trahir Hector ?comment Hermione peut-elle haïr Pyrrhus si elle l'aime à en mourir ? comment Pyrrhus peut-il sauver et son amour et son royaume ? quels arguments Pylade peut-il invoquer pour éviter à son ami de sombrer dans le crime et la folie ? Oreste m'est apparu aussi important qu'Andromaque, dans ses sentiments bafoués, dans sa fidélité à son mandat. Manipulé, trompé, abusé, il devient fou. L'Oreste de Rémi Delieutraz est profondément attachant, mais je l'ai peut-être ressenti ainsi parce que j'éprouve toujours de la compassion pour les gens qui font les mauvais choix. Que nenni : à la fin du spectacle, les commentaires ont fusé : "Votre Oreste est beau ! ", "Votre interprétation d'Oreste est magnifique", "Grâce à vous, Oreste est poignant".  

Troisième surprise : débarrassé du superflu des comédiens, des costumes, du décor et de la mise en scène, le texte racinien est pur et révèle son intense modernité. Dialogues vifs, rimes élégantes dans leur sobriété, dynamismes des rejets qui servent souvent à évoquer l'évidence :

"Pour la veuve d'Hector, ses feux ont éclaté,
Il l'aime : mais enfin cette veuve inhumaine
N'a payé jusqu'ici son amour que de haine."

Quatrième surprise : l'intelligence de la mise en scène. Entre chaque acte, le comédien s'assied en silence pour boire, puis se redresse et dit le nom des personnages présents dans l'acte suivant, rappelant à chaque fois le mouvement d'écharpe qui leur correspond. A un moment, je me suis souvenu comment les dramaturges présentaient leurs œuvres, les lisant devant un cercle restreint (amis, courtisans) et assumant tous les personnages. Alors, de là à imaginer que j'avais devant moi Racine... La parole nue comme voyage dans le temps, quel beau concept ! 

Cinquième surprise : le tomber de rideau... mais il n'y en a pas ! 

"Il perd le sentiment. Amis, le temps nous presse ;
Ménageons les moments que ce transport nous laisse.
Sauvons-le. Nos efforts deviendraient impuissants
S'il reprenait ici sa rage avec ses sens."

Rémi Delieutraz s'immobilise sur la scène. Debout, il écarte et lève lentement les bras en tenant l'écharpe de ses deux mains ; et la laisse tomber. Ma gorge se noue soudainement, allez savoir pourquoi. 


Demandez le programme !



mardi 6 juin 2017

Pièces d'identité, de Juan Goytisolo

Juan GOYTISOLO
(1931-2017)


Pièces d'identité
(Señas de identidad)



Juan Goytisolo est décédé le 4 juin 2017. C'est l'un des auteurs qui m'a le plus marquée, tant pour le style que les thématiques. J'ai eu la chance de le rencontrer brièvement au moment de ma thèse et je garde le souvenir d'un homme charmant, à l'écoute et serviable. Auparavant, j'avais travaillé sur son roman Pièces d'identité pour mon mémoire de DEA puis pour un article au sein du GRELPP (Groupe de REcherches en Littérature, Philosophie et Psychanalyse). Pièces d'identité (Señas de identidad, 1966) est le premier volet d'une trilogie dont les deux autres sont Don Julian (Reivindicación del conde don Julián, 1970) et Jean Sans Terre (Juan sin Tierra, 1975). En souvenir des années que j'ai passées à côtoyer son œuvre, mais bien évidemment en hommage à cet auteur à la prose sans concession, je vous livre ici un résumé de l'article intitulé "Les mères, figures de l'Espagne marâtre dans Señas de identidad de Juan Goytisolo" (1).

Álvaro Mendiola, personnage principal de Pièces d'identité, est rentré à Barcelone, sa ville natale, après un exil à Paris de dix ans : nous sommes en 1963. Il est rentré dans la maison familiale pour se remettre d'un malaise cardiaque consécutif à une tentative de suicide lors d'une fête foraine à Paris, place de la Bastille. Malgré sa jeunesse (il a 32 ans), Álvaro sent qu'il approche de la mort. Même si cette mort n'est que symbolique, il est clair qu'il est arrivé à un moment de sa vie où quelque chose doit mourir pour qu'autre chose puisse vivre. Pour cela, il lui est très important de savoir où il se situe par rapport au monde des hommes, d'où une recherche éperdue d'identité.  

Cette identité, Álvaro va tenter de la rassembler en associant ses propres souvenirs à ceux de ses amis, en contemplant l'album de photos de sa famille, en exhumant des documents qu'il a accumulés tout au long de ses dix années d'exil. Ce faisant, il répond à la détermination de son prénom d'origine wisigothique, de "all" (tout) et "varo" (prévenu, conscient). En d'autres termes, Álvaro est celui qui doit s'efforcer d'être conscient de tout, ce qui donne cette impression déroutante de kaléidoscope à la lecture du roman. 

Dans ce voyage en arrière que représente sa compréhension du passé, Álvaro ne peut éviter de repenser ses relations avec ses amis  mais surtout avec sa propre famille. C'est ce qu'il fait dès le premier chapitre en consultant l'album de photos familial, chapitre dans lequel il nous parle de ses ancêtres paternels et maternels. Très vite, le lecteur se rend compte que ce sont les pères et les mères qui intéressent sa réflexion, notamment leurs relations avec leurs enfants. 

Les pères brillent par leur absence même si dans deux cas ils y sont poussés par des circonstances tragiques. Ce sont donc les mères qui passent au premier plan. Or il semble qu'Álvaro considèrent que ces mères n'assument pas le rôle protecteur qui est le leur et qu'elles abandonnent leurs fils (à chaque fois unique) à la solitude et à l'affrontement avec les autres membres de la société dans laquelle il leur a été donné de naître. Álvaro, dans son désespoir ou sa lucidité, confond l'Espagne, adorée et honnie à la fois, à une "matrie" marâtre, dans le sens de collectivité "qui ne remplit pas la mission qu'on lui prête et qui se montre cruelle est injuste." (Trésor de la Langue Française). Le terme de marâtre n'apparaît qu'une seule fois mais, à plusieurs reprises, Álvaro emploie l'expression "royaumes de taifa" pour désigner l'Espagne.

Les royaumes de taifa désignent les royaumes musulmans qui se sont formés en 1031 dans l'Espagne musulmane après la chute du califat de Cordoue, et qui ont perduré jusqu'à l'arrivée des Almoravides en 1086. Ces royaumes furent fortement critiqués par les nostalgiques de la dynastie des Omeyades parce qu'ils se désolidarisaient les uns des autres et se faisaient constamment la guerre. Ces critiques dénoncent par conséquent la faiblesse consécutive à ce morcellement de l'Espagne musulmane que l'Espagne chrétienne va s'empresser d'exploiter.

C'est dans cette décadence de l'Espagne musulmane qu'il faut comprendre la métaphore d'Álvaro : à ses yeux, l'Espagne "mère orgueilleuse de dix-neuf jeunes nations qui prient, chantent et s'expriment dans sa langue" n'est pas très éloignée de l'Espagne musulmane à son déclin : "une terre déchue, plongée dans la pénombre de la médiocrité et bientôt vouée à sa perte." (Emile Lévi-Provençal). Álvaro fait allusion à cette médiocrité quand il évoque ce jeune étudiant en philosophie qui, pour payer ses études, pose avec les touristes, déguisé en torero. Álvaro ne peut supporter la politique touristique franquiste qu'il assimile à de la prostitution : l'Espagne rejette ses propres enfants hors de ses frontières (exilés et émigrés) et se maquille avec les fards vulgaires des topiques pour attirer les touristes. 

Un des thèmes principaux du chapitre II est le récit de l'amitié entre Álvaro et Sergio, rencontré à l'université en 1950. Dans un premier temps, Álvaro est fasciné par la mère de Sergio, il aime le charme qui émane d'elle, son indépendance, le lien amical qu'elle a instauré avec son fils et sa jeunesse d'esprit qui la pousse à rire de leurs escapades dans les maisons de prostitution. L'attitude libre de la mère de Sergio est à l'opposé de celle de sa propre mère, prisonnière de son éducation de grande bourgeoise catalane. Très vite cependant, Álvaro comprend que l'attitude provocatrice de Sergio est le seul moyen que son ami a trouvé pour échapper à cette mère qui prend de plus en plus la forme d'une mère possessive et abusive : son ami semble être la victime du désir incestueux de sa mère qui ne supporte pas la concurrence avec la petite amie de son fils. Sergio souffre de l'absence de son père, homme d'affaires toujours pressé, et de son manque d'autorité. C'est à cause de cette absence que la mère de Sergio a pu s'imposer. 

Au chapitre IV, Álvaro inclut dans ses souvenirs ceux d'Antonio Ramírez Trueba, un autre ami rencontré à l'université et qui se destinait à une carrière diplomatique. Arrêté en décembre 1960, il a été libéré dix-huit mois plus tard, est retourné à Águilas où il est assigné à résidence. Il loge chez sa mère. A l'opposé de la mère de Sergio qui est très volubile, la mère d'Antonio se caractérise par son mutisme. C'est une femme déçue : son mari a été arrêté, emprisonné puis ostracisé à sa libération. Il doit de plus affronter la rancœur silencieuse de sa femme. A cette situation de non communication, le père ne trouve pas d'autre solution que celle du suicide. Antonio redoute les retrouvailles avec sa mère, ce silence qui provoque en lui un sentiment de culpabilité et le condamne à la solitude. Il ne réussit à s'en extraire qu'en reprenant la lutte contre le régime franquiste, contre l'avis de sa mère. 

La mère d'Álvaro est morte quand il était adolescent. Né dans une famille de la grande bourgeoisie catalane, Álvaro a une gouvernante et sa mère ne participe que de très loin à son éducation. Ses rapports avec son fils se résument à lui donner son baiser quotidien du soir, à lui apporter son plateau du petit-déjeuner le matin et occasionnellement à aller avec lui au cinéma. L'enfant se doit d'être discret, ce qui veut dire obéissant et muet. Álvaro lui en veut et se sent lésé dans son besoin d'affection. Il souffre de la distance instaurée par sa mère, distance jamais comblée à cause de sa mort.

Toutes ces mères sont déficientes. La mère de Sergio, telle une araignée, emprisonne son fils dans une intimité déplacée. L'attitude de la mère d'Antonio s'apparente fortement à un reproche permanent qui engendre un sentiment de culpabilité chez son fils. La mère d'Álvaro, à l'opposé de la mère de Sergio, est une femme excessivement distante. 

Dans quelle mesure ces descriptions rejoignent-elles la vision de l'Espagne que nous livre le personnage principal ? Pour caractériser sa patrie, Álvaro utilise trois substantifs qui résument l'attitude des trois mères : l'inertie (mère d'Álvaro), l'entêtement (mère d'Antonio), la folie (mère de Sergio). 

Par ailleurs, de même que Sergio doit supporter le bavardage incessant de sa mère, Álvaro doit subir des Voix, représentantes de l'Espagne, qui le harcèlent telles un essaim d'Erinyes lancé à sa poursuite. Et comme il est en train d'écouter le Dies irae du Requiem de Mozart, il associe ces Voix à une voix divine qui déchaînerait sur lui sa colère. Ces Voix l'accusent de trahison et provoquent l'examen de conscience qui se poursuit tout au long du roman. Il se termine à la fin du roman par cette phrase énigmatique : "quelqu'un comprendra peut-être un jour [...] à quel ordre tu as essayé de t'opposer et quel a été ton crime." Álvaro espère-t-il qu'un jour quelqu'un comprendra le crime qu'il a commis et qu'il connaît (il a transgressé l'ordre social et moral de sa classe) et lui donnera l'absolution ? Ne se reconnaît-il coupable d'aucune transgression et se demande-t-il si un jour quelqu'un saura lui expliquer le crime dont on l'accuse ? 

C'est surtout à sa propre mère qu'Álvaro associe l'Espagne. Son désir d'amour et de reconnaissance se heurte à l'indifférence et à l'incompréhension. Voilà qui explique toutes les déclarations d'amour qu'Álvaro proclame à l'Espagne en même temps que la distance qu'il établit envers elle : "Oh patrie, ma naissance parmi les tiens et le profond amour que, sans que tu me le demandes, je t'ai offert obstinément année après année ! Séparons-nous en bons amis puisqu'il est encore temps, plus rien ne nous unis si ce n'est ta belle langue." Rejeté par sa mère/Espagne, Álvaro décide de la rejeter et il est très significatif qu'il jette au feu une partie des documents avec lesquels il a essayé de rassembler les morceaux épars de son identité. On comprend alors que l'effort d'Álvaro pour réunir toutes ces "pièces d'identité" n'avait pas d'autre but que de les rassembler pour les brûler et être certain qu'il ne laisserait rien derrière lui qui lui rappellerait son passé. Ce n'est qu'après qu'il peut prononcer ces paroles décisives : "Adieu pour toujours, adieu."

Álvaro s'adresse aux trois mères ensemble quand il s'écrie "Sol barbare et stérile, combien de générations vas-tu encore frustrer ?" Ces trois mères, telle la statue de la Mater Dolorosa devant laquelle s'arrête Antonio, soutiennent dans leurs bras leur fils sacrifié, le plus grand des crimes, semble-t-il. Cela expliquerait pourquoi Álvaro écoute au long de sa quête des musiques dédiées à des enfants morts : la Pavane pour une infante défunte de Ravel et les Kinder-Toten Lieder de Mahler. 

Álvaro a ainsi préparé le lien qui unit Pièces d'identité au deuxième volet de la trilogie, Don Julian puisque dans ce roman, la patrie honnie ne sera plus désignée que sous le terme de "marâtre" et ce dès le premier chapitre. Erigé en Juge, Álvaro/Julian préparera le châtiment, la destruction irréversible de la patrie marâtre parce que "La patrie est la mère de tous les vices : le plus expéditif et efficace pour en guérir, c'est de la vendre, de la trahir" pour le plaisir de "se libérer de ce qui nous identifie, nous définit", "nous appose une étiquette et nous fabrique un masque."

(1) L'image parentale dans la littérature de langue espagnolePresses de l'université Paris X-Nanterre, 2000, pp. 97-119

Pièces d'identité, traduit de l'espagnol (Espagne) par Maurice-Edgar Coindreau, Gallimard, 1968, 383 pages

samedi 4 février 2017

Ernest Lavisse et le récit national

Ernest LAVISSE
(1842-1922)
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Être laïc

Le samedi 28 janvier, Jean-Noël Jeanneney a consacré son émission Concordance des temps (France Culture) à la figure d'Ernest Lavisse, historien et auteur de manuels d'histoire. Son invité, l'historien Olivier Loubes, l'accompagnait pour réfléchir à la question de notre imaginaire de la nation au moment où un candidat à la Présidence de la République déclare "vouloir s'entourer des meilleurs avis pour réécrire les programmes d'histoire avec l'idée de la concevoir comme un récit national". 

Au cours de cet entretien, l'animateur a offert au public la lecture d'un texte de Lavisse, publié en 1902 dans les Annales de la jeunesse laïque. On réduit souvent la laïcité à sa définition officielle, à savoir "A. Principe de séparation dans l’État de la société civile et de la société religieuse" et "B. Caractère des institutions publiques ou privées qui, selon ce principe, sont indépendantes du clergé et des Églises ; impartialité, neutralité de l’État à l'égard des Églises et de toute confession religieuse." (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales)

Ce texte de Lavisse m'a interpellée. Tout d'abord, il ne fait aucunement mention de la neutralité de l’État alors qu'il publie ce texte trois ans avant la loi de séparation de l’Église et de l’État (1905). Ensuite, la rhétorique retenue est intéressante du point de vue pédagogique : l'historien et pédagogue définit l'attitude laïque en opposant ce qu'elle est à ce qu'elle n'est pas. En commençant toujours par la définition négative, il construit une argumentation ouverte vers le devenir, transformant la laïcité en principe d'espoir. Enfin la beauté stylistique le rend d'autant plus poignant qu'il le convertit en credo républicain : beau tour de force. 

Être laïc
Être laïc, ce n'est pas limiter à l'horizon visible la pensée humaine, ni interdire à l'homme le rêve et la perpétuelle recherche de Dieu ; c'est revendiquer pour la vie présente l'effort du devoir. Ce n'est pas vouloir violenter, mépriser les consciences détenues dans le charme de vieilles croyances ; c'est refuser aux religions qui passent le droit de gouverner l'humanité qui dure. Ce n'est point haïr telle ou telle église ou toutes les églises ensemble ; c'est combattre l'esprit de haine qui souffle des religions et qui fut la cause de tant de violence, de tueries et de ruines.
Être laïc, c'est ne point consentir la soumission de la raison au dogme immuable, ni l'abdication de l'esprit humain devant l'incompréhensible ; c'est ne prendre son parti d'aucune ignorance ; c'est croire que la vie vaut la peine d'être vécue, aimer cette vie, refuser la définition de la "terre vallée de larmes" ; ne pas admettre que les larmes soient nécessaires et bienfaisantes, ni que la souffrance soit providentielle ; c'est ne prendre son parti d'aucune misère.
Être laïc, c'est avoir trois vertus. La charité, c'est-à-dire l'amour des hommes ; l'espérance, c'est-à-dire le sentiment bienfaisant qu'un jour viendra, dans la postérité lointaine, où se réaliseront les rêves de justice, de paix et de bonheur que faisaient en regardant le ciel les lointains ancêtres ; la foi, c'est-à-dire la volonté de croire à la victorieuse réalité de l'effort perpétuel.

Il convient de compléter avec le commentaire d'Olivier Loubes. Auparavant, l'historien avait précisé : "Ce n'est pas le baptême de Clovis qui fait la France, pour Lavisse, c'est très clair. Ce qui fait la France nationale, ce qui fait la nation, ce qui la constitue, c'est la Révolution française, incontestablement."

Après l'écoute du texte d'Ernest Lavisse qu'il entendait pour la première fois, Olivier Loubes ajoute : "Cette définition sonne moderne dans un véhicule qui est ancien et hérité. [Lavisse y présente] les trois vertus théologales de la laïcité qui seraient l'humanité, la justice et la volonté. La foi parce que, quand on a la foi, on est porteur d'un volontarisme. L'espérance, c'est l'espérance en la justice. La charité, dont il fait une traduction humaniste car c'est ce qui doit permettre à l'humanité d'être meilleure. On a à la fois un véhicule ancien, hérité, religieux presque, porteur d'idées dans lesquelles tous peuvent se reconnaître à condition d'être des humanistes de progrès. Son texte est axé sur une autre dimension de la laïcité qui est l'émancipation humaniste, un humanisme dans lequel on a la réconciliation de la charité chrétienne et de l'humanisme laïc ; la réconciliation aussi de l'espérance religieuse, traduite ici par la justice ; et la réconciliation de la foi, comme étant une volonté extrêmement politique. Il répudie l'idée si chrétienne qu'il faille souffrir et que cette souffrance soit positive. Il dit Non, nous avons à vivre la Jérusalem céleste ici et maintenant. "




mercredi 28 septembre 2016

Delphine de Girardin, alias le vicomte de Launay. Ou vice versa !

Delphine de GIRARDIN
(1804-1855)




Lettres parisiennes


Il y a aujourd'hui 180 ans jour pour jour, le mercredi 28 septembre 1836 donc, Delphine de Girardin publiait sa première chronique dans La Presse, le quotidien que son mari, Emile de Girardin, avait fondé le 1er juillet de la même année.


Une seule contrainte : "amuser le lecteur, le retenir, créer un lien de familiarité, une habitude" (1). Delphine abordera donc d'innombrables sujets, de la politique (elle déteste Thiers) à la pièce qu'elle est allée voir la veille, en passant par les tenues des élégantes vues dans le jardin des Tuileries ; elle se fera l'écho des dernières discussions dans les salons mondains, dont le sien, fréquenté entre autres par Dumas père, Hugo, Lamartine et Balzac ; elle commentera tout événement culturel, l'érection de l'obélisque de Louxor sur la place de la Concorde par exemple ; elle assistera aux séances de l'Académie Française, dégustera des glaces chez Tortoni (2) et s'indignera - déjà ! - contre la fumée de cigare de ces messieurs dans les lieux publics.


Le café Tortoni en 1856


Par jeu, mais aussi peut-être pour protéger son mari, elle prend un pseudonyme : ses chroniques seront signées "Le vicomte de Launay". Delphine les tiendra jusqu'en 1848, avec de brèves interruptions. Le succès retentissant de ces billets mèneront à leur publication en quatre volumes, dont deux de son vivant : Lettres parisiennes (1843) et Correspondance parisienne (1853). 


Ajoutez une bonne dose d'humour au duc de La Rochefoucauld - ce n'est pas un reproche, bien au contraire - ; eh bien vous obtiendrez Delphine de Girardin. Son esprit incisif et ironique fait sourire à presque chaque ligne même si, distance de 180 ans oblige, certains événements relatés restent difficiles à interpréter. Delphine a la gaieté de la salonnière mais aussi la langue acérée d'une observatrice fine et parfois redoutable. Théophile Gautier disait d'elle qu'elle avait un "sentiment très vif du comique et du bouffe", comme l'atteste cette remarque dans sa chronique du 31 décembre 1840 : "Le célèbre philosophe américain (3) qui se console d'être citoyen d'une république en amusant nos grands seigneurs prépare, dit-on, une fête splendide ; il a déjà fait la liste des personnes qu'il n'invitera pas."


Delphine, quant à elle, se jugera ainsi : "De tous nos ouvrages, le seul qui ait quelques chances de nous survivre est précisément celui dont nous faisons le moins de cas. Et pourtant, rien de plus simple ; nos vers... c'est nous ; nos commérages... c'est vous, c'est votre époque, si grande, quoi que l'on dise, si extraordinaire, si merveilleuse, et dont les moindres récits, les plus insignifiants souvenirs, auront un jour un puissant intérêt, un inestimable prix."

Voici donc le début de la première chronique du vicomte de Launay, parue dans La Presse le mercredi 28 septembre 1836 :
Il n'est rien arrivé de bien extraordinaire cette semaine : une révolution au Portugal, une apparition de république en Espagne, une nomination de ministres à Paris, une baisse considérable de la Bourse, un ballet nouveau à l'Opéra, et deux capotes de satin blanc aux Tuileries.
La révolution du Portugal était prévue, la quasi-république était depuis longtemps prédite, le ministère d'avance était jugé, la baisse était exploitée, le ballet nouveau était affiché depuis trois semaines : il n'y a donc rien de vraiment remarquable que les capotes de satin blanc parce qu'elles sont prématurées : le temps ne méritait pas cette injure. Qu'on fasse du feu au mois de septembre quand il fait froid, bien, cela est raisonnable ; mais que l'on commence à porter du satin avant l'hiver, cela n'est pas dans la nature.
(...)

(1)  Madeleine Lassère, Delphine de Girardin. Journaliste et femme de lettres au temps du romantisme, Perrin, 2003, p. 169.
(2) La Café Tortoni (1798-1893) était situé à l'angle du boulevard des Italiens et de la rue Taitbout. Il était fréquenté aussi bien par les hommes politiques et les intellectuels que par les femmes du monde et les demi-mondaines. C'était l'endroit où devait s'arrêter tout étranger de passage à Paris. C'est ce glacier qui inventa le dessert Tortoni, communément appelé tranche napolitaine. Il existe de nos jours une réplique de ce café à Buenos Aires (Argentine).
(3) Ironie : il s'agit en fait du financier Stephen Thorne (1776-1859), installé à Paris depuis 1835 avec sa femme et ses quatorze (!) enfants. Ce milliardaire organisa des fêtes somptueuses dans son hôtel particulier, situé au 54 rue de Varenne. Il resta à Paris jusqu'en 1848.