mercredi 28 juin 2017

Rémi Delieutraz - Jean Racine : un duo époustouflant

Andromaque en solo



Hier, mardi 27 juin 2017, à la Librairie théâtrale, sise au 3 rue de Marivaux à Paris, j'ai assisté à une représentation pour le moins originale : Andromaque de Jean Racine interprétée par un seul et unique comédien. Je l'avoue, avant d'y aller, j'avais quelques réserves. Elles concernaient notamment le plaisir du spectacle. A 20h30, nous étions une petite dizaine de spectateurs, assis au milieu des livres. Le cadre, c'est un fait, était chaleureux et accueillant.

Puis, Rémi Delieutraz est monté sur la petite scène, vêtu de noir et tenant dans sa main une écharpe rouge : "Andromaque, tragédie en cinq actes de Jean Racine. Les personnages : Andromaque, veuve d'Hector, captive de Pyrrhus..." Tout en citant les personnages (il y en a huit), il leur attribuait un mouvement de son écharpe rouge. Moment de panique, je me suis dit que je n'allais jamais réussir à les mémoriser.

Le spectacle commence.

Première surprise : la diction, parfaite, limpide. Les dix premières minutes me coûtent quand même car je dois m'habituer au mouvement de l'écharpe. Le dialogue entre les deux amis, Oreste et Pylade, hésite entre la joie et l’ambiguïté, entre le bonheur des retrouvailles et l'angoisse d'Oreste, ambassadeur des Grecs venu réclamer la vie d'Astyanax, cette démarche le confrontant parallèlement à se retrouver en présence d'Hermione, promise à Pyrrhus qu'elle aime mais dont Oreste est éperdument amoureux :

"Hélas ! qui peut savoir le destin qui m'amène ?
L'amour me fait ici chercher une inhumaine ;
Mais qui sait ce qu'il doit ordonner de mon sort,
Et si je viens chercher ou la vie ou la mort ?"

Tout Racine est là, l'aliénation amoureuse si finement analysée par Roland Barthes et nœud de la violence racinienne : Pyrrhus aime Andromaque mais Andromaque aime Hector, son mari assassiné aux pieds des remparts de Troie ; Oreste aime Hermione mais Hermione aime Pyrrhus. Eh oui, il y a un petit air racinien chez les Rita Mitsouko : "les histoires d'amour finissent mal" et pas "en général" ! Quoi qu'il en soit, lentement, je vois comment mon corps se laisse aller sur la chaise ; oui, je me sens chez moi. Racine, c'est l'éternel humain ; le comédien nous le livre, j'écoute. 

Très vite, l'écharpe rouge et ses mouvements ne m'inquiètent plus, elle possède une évidence : Andromaque, drapée dans son orgueil, Hermione dans sa féminité offensée, Oreste aux mains tachées de sang, Pylade à l'intelligence prudente, Pyrrhus pris dans l'étau de la diplomatie et de l'amour. Sans oublier les confidents, inclinés dans leur servitude. 

Deuxième surprise : le texte racinien m'apparaît dans son intimité, dans ce murmure de la souffrance humaine : comment Andromaque peut-elle sauver son fils sans trahir Hector ?comment Hermione peut-elle haïr Pyrrhus si elle l'aime à en mourir ? comment Pyrrhus peut-il sauver et son amour et son royaume ? quels arguments Pylade peut-il invoquer pour éviter à son ami de sombrer dans le crime et la folie ? Oreste m'est apparu aussi important qu'Andromaque, dans ses sentiments bafoués, dans sa fidélité à son mandat. Manipulé, trompé, abusé, il devient fou. L'Oreste de Rémi Delieutraz est profondément attachant, mais je l'ai peut-être ressenti ainsi parce que j'éprouve toujours de la compassion pour les gens qui font les mauvais choix. Que nenni : à la fin du spectacle, les commentaires ont fusé : "Votre Oreste est beau ! ", "Votre interprétation d'Oreste est magnifique", "Grâce à vous, Oreste est poignant".  

Troisième surprise : débarrassé du superflu des comédiens, des costumes, du décor et de la mise en scène, le texte racinien est pur et révèle son intense modernité. Dialogues vifs, rimes élégantes dans leur sobriété, dynamismes des rejets qui servent souvent à évoquer l'évidence :

"Pour la veuve d'Hector, ses feux ont éclaté,
Il l'aime : mais enfin cette veuve inhumaine
N'a payé jusqu'ici son amour que de haine."

Quatrième surprise : l'intelligence de la mise en scène. Entre chaque acte, le comédien s'assied en silence pour boire, puis se redresse et dit le nom des personnages présents dans l'acte suivant, rappelant à chaque fois le mouvement d'écharpe qui leur correspond. A un moment, je me suis souvenu comment les dramaturges présentaient leurs œuvres, les lisant devant un cercle restreint (amis, courtisans) et assumant tous les personnages. Alors, de là à imaginer que j'avais devant moi Racine... La parole nue comme voyage dans le temps, quel beau concept ! 

Cinquième surprise : le tomber de rideau... mais il n'y en a pas ! 

"Il perd le sentiment. Amis, le temps nous presse ;
Ménageons les moments que ce transport nous laisse.
Sauvons-le. Nos efforts deviendraient impuissants
S'il reprenait ici sa rage avec ses sens."

Rémi Delieutraz s'immobilise sur la scène. Debout, il écarte et lève lentement les bras en tenant l'écharpe de ses deux mains ; et la laisse tomber. Ma gorge se noue soudainement, allez savoir pourquoi. 


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