mardi 6 juin 2017

Pièces d'identité, de Juan Goytisolo

Juan GOYTISOLO
(1931-2017)


Pièces d'identité
(Señas de identidad)



Juan Goytisolo est décédé le 4 juin 2017. C'est l'un des auteurs qui m'a le plus marquée, tant pour le style que les thématiques. J'ai eu la chance de le rencontrer brièvement au moment de ma thèse et je garde le souvenir d'un homme charmant, à l'écoute et serviable. Auparavant, j'avais travaillé sur son roman Pièces d'identité pour mon mémoire de DEA puis pour un article au sein du GRELPP (Groupe de REcherches en Littérature, Philosophie et Psychanalyse). Pièces d'identité (Señas de identidad, 1966) est le premier volet d'une trilogie dont les deux autres sont Don Julian (Reivindicación del conde don Julián, 1970) et Jean Sans Terre (Juan sin Tierra, 1975). En souvenir des années que j'ai passées à côtoyer son œuvre, mais bien évidemment en hommage à cet auteur à la prose sans concession, je vous livre ici un résumé de l'article intitulé "Les mères, figures de l'Espagne marâtre dans Señas de identidad de Juan Goytisolo" (1).

Álvaro Mendiola, personnage principal de Pièces d'identité, est rentré à Barcelone, sa ville natale, après un exil à Paris de dix ans : nous sommes en 1963. Il est rentré dans la maison familiale pour se remettre d'un malaise cardiaque consécutif à une tentative de suicide lors d'une fête foraine à Paris, place de la Bastille. Malgré sa jeunesse (il a 32 ans), Álvaro sent qu'il approche de la mort. Même si cette mort n'est que symbolique, il est clair qu'il est arrivé à un moment de sa vie où quelque chose doit mourir pour qu'autre chose puisse vivre. Pour cela, il lui est très important de savoir où il se situe par rapport au monde des hommes, d'où une recherche éperdue d'identité.  

Cette identité, Álvaro va tenter de la rassembler en associant ses propres souvenirs à ceux de ses amis, en contemplant l'album de photos de sa famille, en exhumant des documents qu'il a accumulés tout au long de ses dix années d'exil. Ce faisant, il répond à la détermination de son prénom d'origine wisigothique, de "all" (tout) et "varo" (prévenu, conscient). En d'autres termes, Álvaro est celui qui doit s'efforcer d'être conscient de tout, ce qui donne cette impression déroutante de kaléidoscope à la lecture du roman. 

Dans ce voyage en arrière que représente sa compréhension du passé, Álvaro ne peut éviter de repenser ses relations avec ses amis  mais surtout avec sa propre famille. C'est ce qu'il fait dès le premier chapitre en consultant l'album de photos familial, chapitre dans lequel il nous parle de ses ancêtres paternels et maternels. Très vite, le lecteur se rend compte que ce sont les pères et les mères qui intéressent sa réflexion, notamment leurs relations avec leurs enfants. 

Les pères brillent par leur absence même si dans deux cas ils y sont poussés par des circonstances tragiques. Ce sont donc les mères qui passent au premier plan. Or il semble qu'Álvaro considèrent que ces mères n'assument pas le rôle protecteur qui est le leur et qu'elles abandonnent leurs fils (à chaque fois unique) à la solitude et à l'affrontement avec les autres membres de la société dans laquelle il leur a été donné de naître. Álvaro, dans son désespoir ou sa lucidité, confond l'Espagne, adorée et honnie à la fois, à une "matrie" marâtre, dans le sens de collectivité "qui ne remplit pas la mission qu'on lui prête et qui se montre cruelle est injuste." (Trésor de la Langue Française). Le terme de marâtre n'apparaît qu'une seule fois mais, à plusieurs reprises, Álvaro emploie l'expression "royaumes de taifa" pour désigner l'Espagne.

Les royaumes de taifa désignent les royaumes musulmans qui se sont formés en 1031 dans l'Espagne musulmane après la chute du califat de Cordoue, et qui ont perduré jusqu'à l'arrivée des Almoravides en 1086. Ces royaumes furent fortement critiqués par les nostalgiques de la dynastie des Omeyades parce qu'ils se désolidarisaient les uns des autres et se faisaient constamment la guerre. Ces critiques dénoncent par conséquent la faiblesse consécutive à ce morcellement de l'Espagne musulmane que l'Espagne chrétienne va s'empresser d'exploiter.

C'est dans cette décadence de l'Espagne musulmane qu'il faut comprendre la métaphore d'Álvaro : à ses yeux, l'Espagne "mère orgueilleuse de dix-neuf jeunes nations qui prient, chantent et s'expriment dans sa langue" n'est pas très éloignée de l'Espagne musulmane à son déclin : "une terre déchue, plongée dans la pénombre de la médiocrité et bientôt vouée à sa perte." (Emile Lévi-Provençal). Álvaro fait allusion à cette médiocrité quand il évoque ce jeune étudiant en philosophie qui, pour payer ses études, pose avec les touristes, déguisé en torero. Álvaro ne peut supporter la politique touristique franquiste qu'il assimile à de la prostitution : l'Espagne rejette ses propres enfants hors de ses frontières (exilés et émigrés) et se maquille avec les fards vulgaires des topiques pour attirer les touristes. 

Un des thèmes principaux du chapitre II est le récit de l'amitié entre Álvaro et Sergio, rencontré à l'université en 1950. Dans un premier temps, Álvaro est fasciné par la mère de Sergio, il aime le charme qui émane d'elle, son indépendance, le lien amical qu'elle a instauré avec son fils et sa jeunesse d'esprit qui la pousse à rire de leurs escapades dans les maisons de prostitution. L'attitude libre de la mère de Sergio est à l'opposé de celle de sa propre mère, prisonnière de son éducation de grande bourgeoise catalane. Très vite cependant, Álvaro comprend que l'attitude provocatrice de Sergio est le seul moyen que son ami a trouvé pour échapper à cette mère qui prend de plus en plus la forme d'une mère possessive et abusive : son ami semble être la victime du désir incestueux de sa mère qui ne supporte pas la concurrence avec la petite amie de son fils. Sergio souffre de l'absence de son père, homme d'affaires toujours pressé, et de son manque d'autorité. C'est à cause de cette absence que la mère de Sergio a pu s'imposer. 

Au chapitre IV, Álvaro inclut dans ses souvenirs ceux d'Antonio Ramírez Trueba, un autre ami rencontré à l'université et qui se destinait à une carrière diplomatique. Arrêté en décembre 1960, il a été libéré dix-huit mois plus tard, est retourné à Águilas où il est assigné à résidence. Il loge chez sa mère. A l'opposé de la mère de Sergio qui est très volubile, la mère d'Antonio se caractérise par son mutisme. C'est une femme déçue : son mari a été arrêté, emprisonné puis ostracisé à sa libération. Il doit de plus affronter la rancœur silencieuse de sa femme. A cette situation de non communication, le père ne trouve pas d'autre solution que celle du suicide. Antonio redoute les retrouvailles avec sa mère, ce silence qui provoque en lui un sentiment de culpabilité et le condamne à la solitude. Il ne réussit à s'en extraire qu'en reprenant la lutte contre le régime franquiste, contre l'avis de sa mère. 

La mère d'Álvaro est morte quand il était adolescent. Né dans une famille de la grande bourgeoisie catalane, Álvaro a une gouvernante et sa mère ne participe que de très loin à son éducation. Ses rapports avec son fils se résument à lui donner son baiser quotidien du soir, à lui apporter son plateau du petit-déjeuner le matin et occasionnellement à aller avec lui au cinéma. L'enfant se doit d'être discret, ce qui veut dire obéissant et muet. Álvaro lui en veut et se sent lésé dans son besoin d'affection. Il souffre de la distance instaurée par sa mère, distance jamais comblée à cause de sa mort.

Toutes ces mères sont déficientes. La mère de Sergio, telle une araignée, emprisonne son fils dans une intimité déplacée. L'attitude de la mère d'Antonio s'apparente fortement à un reproche permanent qui engendre un sentiment de culpabilité chez son fils. La mère d'Álvaro, à l'opposé de la mère de Sergio, est une femme excessivement distante. 

Dans quelle mesure ces descriptions rejoignent-elles la vision de l'Espagne que nous livre le personnage principal ? Pour caractériser sa patrie, Álvaro utilise trois substantifs qui résument l'attitude des trois mères : l'inertie (mère d'Álvaro), l'entêtement (mère d'Antonio), la folie (mère de Sergio). 

Par ailleurs, de même que Sergio doit supporter le bavardage incessant de sa mère, Álvaro doit subir des Voix, représentantes de l'Espagne, qui le harcèlent telles un essaim d'Erinyes lancé à sa poursuite. Et comme il est en train d'écouter le Dies irae du Requiem de Mozart, il associe ces Voix à une voix divine qui déchaînerait sur lui sa colère. Ces Voix l'accusent de trahison et provoquent l'examen de conscience qui se poursuit tout au long du roman. Il se termine à la fin du roman par cette phrase énigmatique : "quelqu'un comprendra peut-être un jour [...] à quel ordre tu as essayé de t'opposer et quel a été ton crime." Álvaro espère-t-il qu'un jour quelqu'un comprendra le crime qu'il a commis et qu'il connaît (il a transgressé l'ordre social et moral de sa classe) et lui donnera l'absolution ? Ne se reconnaît-il coupable d'aucune transgression et se demande-t-il si un jour quelqu'un saura lui expliquer le crime dont on l'accuse ? 

C'est surtout à sa propre mère qu'Álvaro associe l'Espagne. Son désir d'amour et de reconnaissance se heurte à l'indifférence et à l'incompréhension. Voilà qui explique toutes les déclarations d'amour qu'Álvaro proclame à l'Espagne en même temps que la distance qu'il établit envers elle : "Oh patrie, ma naissance parmi les tiens et le profond amour que, sans que tu me le demandes, je t'ai offert obstinément année après année ! Séparons-nous en bons amis puisqu'il est encore temps, plus rien ne nous unis si ce n'est ta belle langue." Rejeté par sa mère/Espagne, Álvaro décide de la rejeter et il est très significatif qu'il jette au feu une partie des documents avec lesquels il a essayé de rassembler les morceaux épars de son identité. On comprend alors que l'effort d'Álvaro pour réunir toutes ces "pièces d'identité" n'avait pas d'autre but que de les rassembler pour les brûler et être certain qu'il ne laisserait rien derrière lui qui lui rappellerait son passé. Ce n'est qu'après qu'il peut prononcer ces paroles décisives : "Adieu pour toujours, adieu."

Álvaro s'adresse aux trois mères ensemble quand il s'écrie "Sol barbare et stérile, combien de générations vas-tu encore frustrer ?" Ces trois mères, telle la statue de la Mater Dolorosa devant laquelle s'arrête Antonio, soutiennent dans leurs bras leur fils sacrifié, le plus grand des crimes, semble-t-il. Cela expliquerait pourquoi Álvaro écoute au long de sa quête des musiques dédiées à des enfants morts : la Pavane pour une infante défunte de Ravel et les Kinder-Toten Lieder de Mahler. 

Álvaro a ainsi préparé le lien qui unit Pièces d'identité au deuxième volet de la trilogie, Don Julian puisque dans ce roman, la patrie honnie ne sera plus désignée que sous le terme de "marâtre" et ce dès le premier chapitre. Erigé en Juge, Álvaro/Julian préparera le châtiment, la destruction irréversible de la patrie marâtre parce que "La patrie est la mère de tous les vices : le plus expéditif et efficace pour en guérir, c'est de la vendre, de la trahir" pour le plaisir de "se libérer de ce qui nous identifie, nous définit", "nous appose une étiquette et nous fabrique un masque."

(1) L'image parentale dans la littérature de langue espagnolePresses de l'université Paris X-Nanterre, 2000, pp. 97-119

Pièces d'identité, traduit de l'espagnol (Espagne) par Maurice-Edgar Coindreau, Gallimard, 1968, 383 pages

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire