samedi 11 novembre 2017

Une traduction : L'Abencérage, d'Antonio de Villegas

Antonio de VILLEGAS
(vers 1522-1578)
 
L’Abencérage
(El Abencerraje)



Une fois n’est pas coutume : je vais vous parler aujourd’hui d’un livre que j’ai traduit. Il s’agit d’une œuvre qui me touche pour deux raisons : son cadre d’abord (l’Andalousie), sa problématique ensuite (l’amitié, le respect, la tolérance). On peut donc dire que cette traduction, travail littéraire certes, est aussi - et peut-être surtout - un travail personnel. Voilà pourquoi je désire expliquer ici le chemin qui m’a conduite à cette œuvre, ce qui m’a incitée à la traduire, et l’aventure qui a mené à sa publication.

Je séjourne régulièrement à Grenade depuis plus de trente ans et suis donc allée un nombre incalculable de fois à l'Alhambra. Là, je suis passée devant les ruines du palais des Abencérages, ai vu la salle qui porte leur nom dans les palais nasrides et dans laquelle trente-six d'entre eux auraient été assassinés.

Mais qui étaient les Abencérages ? 
Les Abencérages (en arabe Banu al-Saradj, ce qui signifie "fils du sellier") étaient une famille noble de Grenade dont la présence est attestée en Espagne musulmane au Xe siècle. Ce n'est toutefois qu'à partir du XIVe siècle qu'ils commencèrent à jouer un rôle politique. Dès la première moitié du XVe siècle, ils constituaient un parti politique puissant, certains de leurs membres occupant quasi continûment la charge de vizir. A ce titre, cette famille est à l'origine d'un mythe qui a donné naissance à de nombreuses œuvres littéraires. Après la chute de Grenade (1492), ils suivirent le dernier roi de Grenade dan sson exil en Afrique du Nord. Les ruines de leur palais construit à la fin du XIIIe siècle sont encore visibles dans l'enceinte de l'Alhambra. 
Le palais des Abencérages se situe dans la partie supérieure de l'Alhambra, proche de la zone urbaine de la Medina. En 1501, l'emplacement fut cédé par les Rois Catholiques à don Juan Chacón, et prit le nom de Palais de l'Intendant. Les premières fouilles archéologiques de la fin du XIXe siècle permirent de trouver les restes de sa structure architectonique qui commença à être étudiée dans les années 1930. Dans la partie principale, on trouve un bassin rectangulaire, parallèle à la muraille, au bout duquel on trouve trois salles qui, elles-mêmes, mènent à une salle plus importante, située à l'intérieur d'une tour. Les fouilles ont permis de mettre au jour de nombreux éléments (zelliges et carrelages) qui attestent la richesse de sa décoration. 

Ma relation avec les Abencérages a toutefois commencé avant de connaître Grenade et son Alhambra, quand une compagne d'université m'a offert le petit opus que son père, l'arabisant Luis Seco de Lucena Paredes, leur avait consacré : Los Abencerrajes. Leyenda e historia (1960). Précieux pour son approche historique du mythe abencérage, ce petit livre fait depuis partie de mes trésors. 
Par la suite, j'ai bien évidemment lu le roman de Chateaubriand qui raconte les aventures du "dernier" d'entre eux, les contes de Washington Irving ainsi que d'autres œuvres littéraires ou historiques dans lesquelles cette famille apparaît. 
J'ai également adoré la série télévisée Requiem por Granada (1991), qu'avec tout un groupe d'amis grenadins, nous avons avidement suivie. Le clan abencérage y joue le rôle politique que l'on sait : quand le sultan Mulay Hassan répudia son épouse Fatima, fille du sultan Muhammad IX, le clan abencérage prit ouvertement parti pour Fatima et son fils Boabdil. 

De la lecture à la traduction
Ce n'est pourtant qu'au début des années 2000 que je suis tombée sur El Abencerraje d'Antonio de Villegas. Dès le début cependant, j'ai su que j'avais un bijou littéraire entre les mains. 
Je sortais de ma thèse de doctorat et désirais ardemment participer à la vie littéraire, mais aussi sociale et politique de mon pays : je voulais moi aussi devenir "passeuse" de littérature ; c'est le nom que, dans ma thèse, j'avais donné aux traducteurs. Je voulais contribuer à une meilleure entente entre les différentes religions présentes sur le territoire français. Suite aux vagues d'attentats et à la montée de l'islamophobie, je désirais rappeler que les religions dites du Livre avaient plus de points communs que de points de divergences. Je me souvenais surtout de cette phrase lue très jeune chez Montesquieu : Si je savais une chose utile à ma nation qui fût ruineuse à une autre, je ne la proposerais pas à mon prince, parce que je suis homme avant d'être français ou bien parce que je suis nécessairement homme et que je ne suis français que par hasard. (Pensées, 350)

Traduire El Abencerraje m'est alors apparu comme une nécessité parce que ce livre ne parle que de tolérance et de vivre ensemble. Il parle d'amitié fondée sur e respect mutuel et sur l'entraide ; au-delà des croyances religieuses ou des ethnies.
C'est aussi une très belle histoire d'amour, pleine de fraîcheur et de sensibilité. Associant nécessité politique et financière d'un côté et sentiment amoureux de l'autre, cette œuvre montre clairement la subordination de la première au second : les revendications politiques du héros chrétien (exalter la gloire de son roi en combattant les maures) ainsi que ses prétentions financières (faire des prisonniers pour obtenir le versement de rançons) s'inclinent devant le sentiment amoureux du héros musulman (retrouver sa bien-aimée). Voilà le message de cette histoire : l'intérêt doit laisser la place à l'amour car c'est le seul moyen de conserver l'harmonie sociale. Que ce soit deux soldats qui l'affirment et le mettent en scène, quelle belle leçon d'humilité pour nos contemporains !
Je sais, on va me dire que tout cela est bien idéaliste ! Je ne le nie pas : je connais parfaitement la réalité de la guerre. Ce que je défends, et que L'Abencérage revendique, c'est le droit à la différence - quelle qu'elle soit - au sein d'une société. C'ervantès l'appelle "liberté de conscience" : c'est à mes yeux l'un des piliers du concept d'égalité que brandit notre pays, et par conséquent de démocratie. Ce que je défends, et que L'Abencérage revendique, c'est l'idée qu'une société multiculturelle est plus forte parce que plus ouverte.

J'ai donc traduit ce texte puis ai essayé de convaincre un éditeur de le publier. Pendant un an, je n'ai reçu que des réponses négatives (quand j'en recevais) : "trop vieux", "littérature de spécialistes", étaient les raisons qu'on me donnait. Une énorme perte de temps. Jusqu'au jour où, après un refus, j'ai confié à une amie : "Si je possédais ma propre maison d'édition, je l'aurais publié depuis belle lurette !" Elle m'a regardée dans les yeux et a rétorqué : "Et alors, qu'est-ce que tu attends ? "

C'est ainsi que sont nées les Editions de la Reine Blanche. Je l'avoue, j'ai pensé au nom "Editions de l'Abencérage", mais cela n'avait de sens que pour moi.
Tout n'était pas résolu pour autant car, pour respecter la charte de la maison d'édition, je devais trouver quelqu'un pour écrire une préface ou une postface. Pendant un an, il y a eu beaucoup d'idées : solliciter un poète grenadin, demander à plusieurs écrivains espagnols d'expliquer leur lien avec cette œuvre classique, etc. En vain. Cela faisait un an que je cherchais ; je commençais à désespérer.
Un jour, surfant sur Internet à le recherche de énièmes documents sur Antonio de Villegas et L'Abencérage, je suis tombée sur un article de quarante pages d'Eduardo Torres Corominas : je les ai lues d'une traite, tellement le sujet était passionnant et le récit captivant. Un vrai thriller politique ! J'ai rapidement trouvé ses coordonnées, lui ai écrit et ai reçu une réponse quasiment dans la foulée : il y exprimait sa joie immense de voir ce "très beau texte" enfin traduit en français. Ouf !

L'Abencérage d'Antonio de Villegas est paru en mai 2017, et je n'ai pas peur de dire que je suis aussi fière de cette publication - sinon plus - que de la soutenance de ma thèse de doctorat ! 

http://www.editionsdelareineblanche.fr/abencerage.html