samedi 3 mai 2014

Un roman : La Controverse de Bethléem (Alain Le Ninèze)



Alain LE NINÈZE
(né en 1948)

 

La Controverse de Bethléem



Présentation de l’auteur sur le site de l’éditeur : En 405, saint Jérôme est installé depuis vingt ans en Palestine, dans le monastère qu’il a fondé à Bethléem après son exil d’Italie. Le moine érudit, qui a traduit le Nouveau Testament du grec au latin pour le pape Damase, reçoit des lettres de son ancien ami et camarade d’étude, Rufin d’Aquilée. Des lettres où Rufin critique cette traduction qui devait rencontrer un destin historique exceptionnel : connue plus tard sous le nom de Vulgate, la traduction latine de Jérôme est devenue le texte officiel de l’Eglise.

J’ai lu ce livre d’une traite, en 24 heures, et il m’a inspiré moult réflexions, annotées au fil de la lecture : une première si on considère la quantité ! Les voici.

Après la lecture des deux premières lettres de chacun des épistoliers (saint Jérôme et Rufin d’Aquilée)
Deux personnages assez doubles. Ça promet !

« Dieu n’est pas un marchand. » (Rufin)
Ça reste à prouver ! Il suffit de lire attentivement l’Ancien Testament.

Lettre de Jérôme parlant de la décision de Paula d’abandonner ses enfants pour se consacrer à Dieu.
Je pense que c’est faire part d’un monstrueux égoïsme que de sacrifier ses enfants, fût-ce à Dieu. Mais c’est là tout le problème du judaïsme (Isaac) et du christianisme (Jésus) qui fondent leur foi sur la justification du sacrifice du fils par le père. Cela me rappelle la réponse de mon père à ma question (consécutive au film Iphigénie de Cacoyannis) sur la justification du sacrifice de l’enfant par le père : « Ma petite fille, rien ni personne ne justifie jamais qu’on lui sacrifie son enfant. »

« L’Ecriture nous enseigne qu’il y a d’un côté les justes, ceux qui suivent la voie du Seigneur, et de l’autre ceux qui n’entendent pas sa Parole. S’ils ne l’entendent pas, c’est qu’ils ne veulent pas l’entendre. » (Jérôme)
Ben voyons. Je partage plutôt l’opinion de Rufin car on sait combien le refus, la haine et l’intolérance naissent trop souvent de l’idée absurde d’une quelconque supériorité, mais aussi de la peur qui est une forme d’ignorance. Ce passage de Jérôme justifie l’intolérance et le mépris.

« Jésus lui-même l’a dit : « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi. » (Jérôme)
Je doute sincèrement qu’un être aussi généreux ait pu proférer une pareille sentence qui est celle de tout dictateur qui se respecte.

« Je suis peut-être platonicien mais toi, Jérôme, tu es manichéen ! Tu opposes le bien et le mal, les justes et les mauvais dont tu affirmes, sans nuance, qu’ils seront damnés. Vues ainsi, les choses ont le mérite d’être simples. Mais ce qui est trop simple, en général, n’est pas vrai. (Rufin)
Décidément, ce Rufin m’est fort sympathique !

« Mais trêve de plaisanterie ! Ta lecture de Jean m’a intéressé, je dirais même qu’elle m’a éclairé sur le sens profond de cette notion d’hamartia que j’ai exprimée, un peu vite en effet, sous le nom de "péché". » (Jérôme)
Quand Jérôme s’adoucit, il retrouve ses facultés intellectuelles ; et sa pensée redevient envisageable. Comme quoi la colère – mais aussi l’orgueil – sont vraiment de mauvais conseillers. Ils rendent stupide le plus intelligent.

« J’ai d’ailleurs, à ce sujet, une requête à te faire. (Jérôme)
Tiens tiens ! Le radoucissement serait-il intéressé ?

« Jamais les Goths n’oseront attaquer [Rome] ! Il n’y a aucune raison d’avoir peur. » (Jérôme)
Jérôme pratique l’hamartia, historique cette fois ! Rufin est beaucoup moins aveuglé par des certitudes trop simplissimes qu’il a d’ailleurs condamnées (voir plus haut). Cela lui permet d’apprécier la situation avec lucidité.

« A ce propos, j’espère que tu as pensé au témoignage que je t’ai demandé. » (Jérôme)
Mon Dieu, qu’il est lourd !

« Voilà, Rufin, le triste état où je suis en ce moment. Je n’ai pas le cœur, tu le comprendras, à tourner des formules de politesse. (Jérôme)
Plutôt complaisant avec lui-même.

« Il s’agit de ce mot de diabolos que tu choisis de traduire – ou plutôt de ne pas traduire puisque tu conserves ce mot en lui donnant une graphie latine. » (Rufin)
Intéressant.

« Le diabolos, sous ses multiples facettes, se reconnaît fondamentalement à ceci : il est une force qui s’oppose à la vie. C’est ce que dit Paul en II, 14 de son Epître aux Hébreux (…) : "celui qui a le pouvoir de la mort, c’est-à-dire le diviseur." » (Rufin)
Passionnant. Le diabolos est donc celui qui a privé l’être humain de son immortalité. Il l’a "divisé" en être de vie / être de mort, capable de les recevoir, mais aussi et surtout de les donner. Cela me fait penser au roman de Gioconda Belli[1] qui rappelle que, dans le jardin d’Eden, il n’a jamais été question qu’Adam et Eve donnent la vie. C’est en désobéissant qu’ils ont été condamnés à donner la vie, et donc la mort.

A propos des mortifications corporelles. (Jérôme)
J’ai toujours éprouvé du dégoût pour ces mortifications. En tout cas, elles ne soulèvent en moi aucune admiration. Je n’ai en effet jamais vu qu’en faisant souffrir son corps, on ait un cœur pus généreux. Jean de la Croix réprouvaient ces pratiques et n’y voyaient aucune manifestation de sainteté. Je crois, moi, que la dignité du corps est égale à la dignité de l’esprit. Priver son corps de ce dont il a besoin, c’est comme priver son esprit de connaissances, à savoir contre-nature et absurde.

A propos de l’attitude de l’anachorète Macaire d’Alexandrie qu’il « fallait insulter pour qu’il accepte de vous répondre. » (Rufin)
N’importe quoi ! L’humilité excessive est comme la satisfaction de soi excessive : complètement ridicule.

A propos de l’épreuve d’Arsène (se faire traiter comme un chien) : « Elle lui a appris l’humilité » (Rufin)
Sans blague !

« L’hubris reste un défaut majeur. Et il y a de l’hubris, il y a de la démesure dans cette façon qu’ont les anachorètes de vivre leur foi. En tant que chrétien, je ne puis que les admirer. Mais ma raison m’empêche de les approuver. Elle me dit que Jésus n’a pas prôné une telle mortification du corps et que, d’ailleurs, il n’en a pas donné l’exemple dans sa vie. (…) Jésus ne fut pas un ascète. Il s’habillait comme tout le monde, mangeait et buvait normalement. Il pratiquait parfois le jeûne, mais sans excès. » (Rufin)
100% d’accord.

« Métanoein, je le redis, signifie : "changer d’avis". Changer d’avis pour changer de vie. Et c’est cela seul qui compte : la Parole du Christ est tournée non vers le passé mais vers l’avenir de l’homme, vers un salut qu’il gagnera par sa "conversion" : telle est, sans doute, la meilleure traduction possible du mot métanoia. Cette Parole n’incite pas au ressassement morbide des fautes que l’on a pu commettre. »
Oh oui ! J’aime la modernité et l’indépendance d’esprit de Rufin.

Toujours à propos des anachorètes : « Leur esprit et leur cœur sont vierges, totalement disponibles pour une foi qui les emmène plus loin que nous, à l’image de ces "pauvres en esprit" auxquels Jésus a promis le royaume des cieux. » (Jérôme)
Quelle générosité intellectuelle ! Mais on en revient au même ; et Jérôme en convient, il s’agit bien d’ignorance, de celle qui convertit l’être humain en animal.

« Acepsime s’est muré dans une hutte de terre pour se priver de lumière. » (Jérôme)
Qu’y a-t-il d’admirable ? Surtout quand on pense au supplice infligé à la famille du général Oufkir. Si Dieu a créé la lumière, ce n’est pas pour qu’on s’en prive volontairement. Et que diraient les aveugles ?

« Pour changer de vie, il faut payer de soi. » (Jérôme)
Jésus ne l’a pourtant pas exigé du Bon Larron.

« Dieu est bien au-dessus d’un tel marchandage. » (Rufin)
Rufin tient vraiment à son idée d’un Dieu qui ne serait pas corrompu. Oui, si son royaume s’appelle Utopia.

Première réaction de Jérôme au témoignage qu’il a demandé à Rufin.
Ce qu’il ressort : Jérôme n’a pas une âme de poète, en ce sens qu’il ne sait pas lire entre les lignes. Rufin, si.

Deuxième réaction de Jérôme au témoignage qu’il a demandé à Rufin.
La boucle est bouclée. Jérôme est profondément égocentrique… et enfant gâté. Il devient dangereux quand il n’obtient pas ce qu’il veut.


Actes Sud, 2009, 112 pages



[1] El infinito en la palma de la mano (2008), L’Infini dans la paume de la main, traduit de l’espagnol (Nicaragua) par Anne Plantagenêt, Jacqueline Chambon, 2009.

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