mercredi 18 mai 2016

Drôles de mots : un amphigouri, amphigourique


Il s’agit d’un discours obscur, contradictoire, et par conséquent inintelligible. 
 
Goethe, par exemple, avait sûrement une dent contre les philosophes quand il écrivait : « Tout bien considéré, la philosophie n’est que le sens commun en langage amphigourique. » (Maximes et Réflexions, traduites pour la première fois par S. Sklower, Paris, 1842, p. 166)

Dans son chapitre « Les parodies amphigouriques » (Persifler au siècle des Lumières, éditions Créaphis, 2016), Elisabeth Bourguinat explique que le discours amphigourique connut une véritable mode au début du XVIIIe siècle. A l’origine, il veut se moquer des vers absurdes que contiennent certaines tragédies. Ainsi :

« Un jour qu’il faisait nuit, je dormais éveillé,
Tout debout dans mon lit sans avoir sommeillé,
Les yeux fermés, je vis le tonnerre en silence
Par des éclairs obscurs annoncer ma présence.
Tout s’enfuit, nul ne bouge, et ce muet fracas
Me vit voir en dormant que je ne dormais pas. »
(René Alleau, Dictionnaire des jeux, 1964)

Le plus amusant est qu’il semble que ces amphigouris aient visé en premier les tragédies de Voltaire, notamment Œdipe (1718), que ses contemporains trouvaient incohérente.

« Peuples, un calme heureux écarte les tempête ;
Un soleil plus serein se lève sur nos têtes ;
Les feux contagieux ne sont plus allumés ;
Vos tombeaux qui s'ouvraient sont déjà refermés ;
La mort fuit ; et le dieu du ciel et de la terre
Annonce ses bontés par la voix du tonnerre.
(Ici on entend gronder la foudre, et l'on voit briller les éclairs.) »
(Voltaire, Œdipe, acte V, scène 6)

Il est effectivement assez étrange d’ « entendre gronder la foudre » et « la voix du tonnerre » dans un « calme heureux ». On ne sait plus où on en est : la tempête est-elle terminée, ou pas ? Par ailleurs les oppositions feux et allumés, mais surtout « tombeaux qui s’ouvraient » et refermés sont très peu subtiles. On comprend pourquoi Voltaire n’est pas connu en tant que tragédien… mais en tant que philosophe !


Jusqu’à présent, quand je lisais dans les copies de mes étudiants des phrases telles que « je déjeune avec moi » ou « il va beaucoup mieux depuis qu’il est malade », ou encore « j’allume mon ordinateur quand j’éteins la lumière », j’éclatais de rire d’abord, je barrais ensuite, puis ajoutais dans la marge le fatidique et rédhibitoire « non sens ». Mais, au terme de cette exploration linguistique, je viens de comprendre : mes étudiants pratiquaient l’amphigouri !

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